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indispensable pour soutenir le corps, et qui doit périr avec lui. L’homme qui, après maints combats violents contre sa propre nature, est arrivé à une telle victoire, n’est plus que le sujet pur de la connaissance, le miroir calme du monde. Rien ne peut plus le torturer, rien ne peut plus l’émouvoir ; car toutes ces mille chaînes de la Volonté qui nous attachent au monde, la convoitise, la crainte, la jalousie, la colère, toutes ces passions douloureuses qui nous bouleversent, n’ont aucune prise sur lui. Il a rompu tous ces liens. Le sourire aux lèvres, il contemple paisiblement la farce du monde, qui jadis a pu l’émouvoir ou l’affliger, mais qui, à cette heure, le laisse indifférent ; il voit tout cela, comme les pièces d’un échiquier, quand la partie est finie, ou comme il contemple, le matin, les travestissements épars, dont les formes l’ont intrigué et agité toute une nuit de carnaval. La vie et ses figures flottent autour de lui comme une apparence fugitive ; c’est, pour lui, le songe léger d’un homme à demi éveillé, qui voit au travers de la réalité, et qui ne se laisse pas prendre à l’illusion ; comme ce rêve encore, sa vie s’évanouit sans transition violente. Tout cela nous fera comprendre dans quel sens Mme Guyon répète si souvent à la fin de son autobiographie : « Tout m’est indifférent : je ne puis plus rien vouloir ; il m’est impossible de savoir si j’existe, ni si je n’existe pas. » — Qu’on me permette encore, pour faire voir que l’anéantissement du corps (qui n’est que le phénomène de la Volonté, par la suppression de qui il perd par conséquent toute signification), loin d’être cruel, est, au contraire, attendu avec bonheur, — qu’on me permette, dis-je, de citer ici des paroles de cette sainte pénitente, quoiqu’elles n’aient rien d’élégant : « Midi de la gloire, jour où il n’y a plus de nuit ; vie qui ne craint plus la mort dans la mort même : parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort. » (Vie de madame Guyon, II, 13.)

Pourtant, il ne faudrait pas croire qu’après que la connaissance devenue « calmante » a produit la négation du vouloir-vivre, elle ne soit plus exposée à chanceler et qu’on puisse s’en remettre à elle, comme à un bien définitivement acquis. Il faut au contraire la reconquérir par de perpétuels combats. Car le corps étant la volonté même devenue objet ou phénomène dans le monde comme représentation, tant que le corps est vivant, tout le vouloir-vivre existe aussi virtuellement, et fait de continuels efforts pour entrer dans la réalité, et se rallumer avec toute son ardeur. Aussi ce repos et cette béatitude des saints ne nous apparaissent-ils que comme une sorte d’épanouissement de la volonté sans cesse combattue ; c’est une fleur de sainteté qui ne croît que sur un sol continuellement remué par la lutte ; car personne ne peut goûter sur terre le repos