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au changement qui viendrait du temps, à moins que lui-même ne vienne à se nier. Voilà pourquoi les choses du passé pèsent toujours et toujours sur la conscience. La prière : « Ne nous induis pas eu tentation, » veut dire : « Ne me laisse pas voir ce que je suis. » — Le méchant, par l’énergie qu’il met à affirmer la vie, et qui se manifeste à lui dans les souffrances qu’il inflige à autrui, mesure la distance où il est de l’abdication, de la négation de sa volonté, c’est-à-dire la distance où il est du seul moyen qui délivre de la vie et de ses douleurs. Il voit combien il y tient, et par quels liens solides : la souffrance d’autrui, simplement connue, n’a pu l’émouvoir : le voilà qui tombe en proie à la vie et à la souffrance, cette fois ressentie. Reste à savoir si ce sera assez pour briser l’élan de sa volonté, et pour en venir à bout.

Nous venons d’analyser la signification et l’essence intime de la méchanceté, et ce que nous y avons trouvé, c’est ce qui, à l’état de sentiment et non encore de connaissance claire et abstraite, fait le fond du remords de conscience. Cette analyse gagnerait encore en clarté et serait plus complète, si nous étudiions de la même façon la bonté, comme qualité de la volonté humaine, puis la résignation entière et la sainteté, qui découlent de la bonté à son degré suprême. Car les contraires s’éclairent toujours mutuellement, et le jour se révèle en même temps que la nuit, comme l’a dit excellemment Spinoza.


§ 66.


Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d’action, parce qu’elle ne donne pas de motifs. D’autre part, une morale qui en donne ne peut agir, qu’en se servant de l’égoïsme : or, ce qui sort d’une pareille source n’a aucune valeur morale. D’où il suit qu’on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation d’aucune vertu authentique ; elle ne peut naître que de l’intuition, qui reconnaît en un étranger le même être qui réside en nous.

En effet, la vertu résulte assurément de la connaissance ; seulement ce n’est pas de la connaissance abstraite, de celle qui se communique par des mots. Sans quoi, la vertu pourrait s’enseigner ; et ici par exemple, comme nous exprimons en forme abstraite l’essence de la vertu et la connaissance qui lui sert de base, tout lecteur qui nous comprend se trouverait par le fait même amélioré moralement.