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si quelque changement paraît se produire sans cause, si l’on croit voir un mort qui revient, le passé ou le futur devenir présent, ce qui est loin se trouver près. Ce qui nous cause en ces occasions une si prodigieuse terreur, c’est que nous doutons tout à coup de ces formes qui sont les conditions de la connaissance du phénomène, et qui seules établissent une distinction entre notre individu et le reste du monde. Mais justement cette distinction n’est vraie que du phénomène et non de la chose en soi : et c’est sur quoi repose l’existence d’une justice éternelle. — En fait, tout bonheur temporel est bâti sur la même base ; toute sagesse humaine repose sur le même terrain, un terrain miné. La sagesse garantit la personne contre les coups du sort ; la bonne fortune lui apprête des jouissances : mais la personne elle-même n’est qu’une apparence ; ce qui la fait paraître distincte des autres individus, à l’abri des douleurs qui les frappent, c’est cette forme de toute apparence, le principe d’individuation. La vérité et le fond des choses, c’est que chacun doit considérer comme siennes tout ce qu’il y a de douleurs dans l’univers, comme réelles toutes celles qui sont simplement possibles, tant qu’il porte en lui la ferme volonté de vivre, tant qu’il met toutes ses forces à affirmer la vie. Quand l’intelligence perce ce voile du principe d’individuation : alors elle juge mieux ce que vaut une vie heureuse sous la condition du temps, présent de la fortune ou récompense de l’habileté, et qui s’écoule au milieu d’une infinité d’existences douloureuses : le rêve d’un mendiant qui se croit roi ; mais le réveil viendra, et le dormeur éprouvera qu’entre les souffrances de sa vie réelle et lui il n’y avait que l’épaisseur d’une illusion.

Pour une intelligence qui ne marche qu’à la suite du principe de raison suffisante, et qui est prisonnière du principe d’individuation, la justice éternelle n’est pas saisissable : ou bien elle la méconnaît, ou bien elle la défigure de ses fictions. Elle voit le méchant, après des forfaits et des cruautés de tout genre, vivre dans la joie et sortir du monde sans avoir été frappé. Elle voit l’opprimé traîner jusqu’à la fin une vie douloureuse, sans rencontrer un vengeur, un justicier. Pour concevoir, pour comprendre la justice éternelle, il faut abandonner le fil conducteur du principe de raison suffisante, monter au-dessus de cette connaissance qui s’attache toute au particulier, s’élever jusqu’à la vision des Idées, percer de part en part le principe d’individuation, et se convaincre qu’aux réalités prises en elles-mêmes ne peuvent plus s’appliquer les formes du phénomène. De là seulement il est permis de voir, d’atteindre, par la connaissance même, l’essence véritable de la vertu, telle que nous serons amenés par le cours de notre doctrine à la contempler ; ce qui n’empêche point que, pour la pratiquer, cette connaissance