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Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, quelque part cachée, prête à paraître à tout instant. — La vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres ; l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout par son énergie et son art de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand, le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la mort : voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable à ses yeux que tant d’écueils jusque-là évités.

Et de même, il faut bien le remarquer, d’une part, la souffrance et les chagrins arrivent facilement à un degré où la mort nous devient désirable et nous attire sans résistance : et pourtant qu’est-ce que la vie, sinon la fuite devant cette même mort ? et d’autre part, le besoin et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l’ennui arrive : il faut à tout prix quelque distraction. Ce qui fait l’occupation de tout être vivant, ce qui le tient en mouvement, c’est le désir de vivre. Eh bien, cette existence, une fois assurée, nous ne savons qu’en faire, ni à quoi l’employer ! Alors intervient le second ressort qui nous met en mouvement, le désir de nous délivrer du fardeau de l’existence, de le rendre insensible, « de tuer le temps, » ce qui veut dire de fuir l’ennui. Aussi voyons-nous la plupart des gens à l’abri du besoin et des soucis, une fois débarrassés de tous les autres fardeaux, finir par être à charge à eux-mêmes, se dire, à chaque heure qui passe : autant de gagné ! à chaque heure, c’est-à-dire à chaque réduction de cette vie qu’ils tenaient tant à prolonger ; car à cette œuvre ils ont jusque-là consacré toutes leurs forces. L’ennui, au reste, n’est pas un mal qu’on puisse négliger : à la longue il met sur les figures une véritable expression de désespérance. Il a assez de force pour amener des êtres, qui s’aiment aussi peu que les hommes entre eux, à se rechercher malgré tout : il est le principe de la sociabilité. On le traite comme une calamité publique : contre lui, les gouvernements prennent des mesures, créent des institutions officielles ; car c’est avec son extrême opposé, la famine, le mal le plus capable de porter les hommes aux plus folles licences : « panem et circenses ! » voilà ce qu’il faut au peuple. Le système pénitentiaire en vigueur à Philadelphie n’est que l’emploi de l’isolement et de l’inaction, bref de l’ennui, comme moyen de punition : or l’effet est assez effroyable pour décider les détenus au suicide. Comme le besoin pour le peuple, l’ennui est le tourment des classes supérieures. Il a dans la vie sociale sa représentation le dimanche ; et le besoin, les six jours de la semaine.