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leur valeur essentiels, mais par rapport à leurs relations, à leur enchaînement, à leur influence sur l’avenir, et surtout sur l’époque dont il est contemporain. Aussi n’omettra-t-il jamais une action un peu moins significative, et même vulgaire, si elle est d’un roi : car elle a des suites et de l’influence. Au contraire, il n’a nul souci de prendre des actions très significatives en soi faites par des particuliers, fussent-ils des plus distingués, si elles n’ont aucune suite, aucune influence. Car l’objet de son étude repose sur le principe de raison et saisit le phénomène dont ce principe est la forme.

Le poète au contraire embrasse l’Idée, l’essence de l’humanité, en dehors de toute relation, en dehors du temps ; en un mot, il saisit l’adéquate objectité de la chose en soi, à son degré le plus haut. Sans doute, même en s’en tenant au point de vue que l’historien doit nécessairement adopter, il est incontestable que l’essence intime, l’importance des phénomènes, le noyau caché sous ces téguments ne peuvent disparaître tout à fait ; tout au moins peuvent-ils être trouvés et reconnus par celui qui les cherche ; néanmoins tout ce qui a une importance absolue et non relative, je veux dire le développement particulier de l’Idée, se rencontrera bien plus exactement et plus clairement dans la poésie que dans l’histoire ; c’est pourquoi, quelque paradoxal que cela paraisse, il faut attribuer beaucoup plus de vérité intrinsèque, réelle, intime à la première qu’à la seconde. L’historien, en effet, doit, pour les circonstances individuelles, suivre fidèlement la vie, et voir comment elles se déroulent dans le temps par des séries de causes et d’effets qui s’entre-croisent de mille manières ; mais il lui est impossible de posséder toutes les données, d’avoir tout vu, tout appris ; à chaque moment, lui échappe l’original de son tableau, ou bien un faux modèle s’y substitue, et cela si fréquemment, que je crois pouvoir dire que, dans l’histoire, il y a plus de faux que de vrai. Le poète au contraire a embrassé l’Idée de l’humanité au point de vue déterminé qu’il a actuellement sous les yeux ; c’est la nature de son propre moi qu’il objective en elle devant lui ; sa connaissance, comme je l’ai développé plus haut à l’occasion de la sculpture, est à moitié a priori ; son modèle se tient devant son esprit, ferme, clair, nettement en lumière, et ne lui échappe jamais ; aussi nous montre-t-il dans le miroir de son esprit l’Idée pure et claire, et sa peinture, jusque dans le détail, est-elle vraie comme la vie elle-même[1]. Les

  1. On comprend que je parle toujours exclusivement du vrai poète, si rare et si grand, et que je me soucie fort peu de cette foule insipide des poètes médiocres, forgeurs de rimes et chanteurs de contes, qui surtout aujourd’hui sont si nombreux en Allemagne, et auxquels on devrait de tous côtés crier dans les oreilles :


    .   .   .   .   . Mediocribus esse poetis
    Non homines, non Di, non concessere columnæ.

    Il vaut même la peine de prendre en sérieuse considération à quel point ces poètes mé-