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jours de plus en plus à ce qu’il se propose d’exprimer. De même que le chimiste, en combinant des liquides entièrement clairs et transparents, obtient un précipité solide, de même le poète tire de la généralité abstraite et transparente des concepts, par la manière dont il les unit, le concret, l’individuel, la représentation intuitive. Car l’Idée ne peut être connue que par intuition : et la connaissance de l’Idée est le but de toute forme d’art. La maestria, en poésie comme en chimie, consiste à obtenir, chaque fois, précisément le précipité que l’on a en vue. C’est à quoi servent en poésie les nombreuses épithètes qui étreignent et resserrent de plus en plus, jusqu’à la rendre intuitive, la généralité de chaque concept. Homère accole presque toujours à un substantif un adjectif dont la notion coupe la sphère du premier concept, la diminue aussitôt d’une façon notable, et l’amène d’autant plus près de l’intuition : par exemple :

Εν δ’επες ’Ωκεανς λαμπρον φαος ηελιοιο,
Ελκον νυκτα μελαιναν επι ζειδωρον αρουραν.

(Occidit vero in Oceanum splendidum lumen solis, trahens noctem nigram super almam terram.)

Et encore :

Ein saufter Wind vom blauen Himmel weht,
Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht.

(Un vent doux souffle du ciel bleu,
Le myrte se tait, et le laurier se dresse immobile.)

Comme, avec peu de notions, ces vers évoquent dans l’imagination tout l’enchantement du climat méridional !

Deux auxiliaires importants de la poésie sont le rythme et la rime. De leur merveilleuse puissance, je ne sais aucune explication à donner, sinon que notre faculté de représentation, essentiellement subordonnée au temps, acquiert par là une force particulière qui nous fait suivre intérieurement tout son qui revient à intervalles réguliers, et nous fait résonner avec lui. Par là, tout d’abord, le rythme et la rime sont un moyen d’enchaîner notre attention, car nous suivons ainsi le récit avec plus de plaisir ; de plus, ils établissent en nous une disposition aveugle, antérieure à tout jugement, et qui nous porte à acquiescer à la chose qu’on nous récite. Le récit y gagne une certaine puissance emphatique et persuasive, indépendante des principes de toute raison.

Par la généralité de la matière dont elle dispose pour exprimer les Idées, c’est-à-dire par la généralité des concepts, la poésie