Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vidu et n’a de valeur que pour lui. La même chose est nécessairement vraie du développement de l’Idée, laquelle constitue l’objectité la plus parfaite de la volonté : en conséquence, l’histoire de l’humanité, le tumulte des événements, le changement des époques, les formes de la vie humaine si différentes selon les pays et selon les siècles, tout cela n’est que la forme accidentelle du phénomène de l’Idée ; aucune de ces déterminations particulières n’appartient à l’Idée, dans laquelle réside l’objectité adéquate de la volonté ; elles n’appartiennent pas à cette apparence, qui tombe sous la connaissance de l’individu ; pour l’idée, elles ne sont pas moins étrangères, accidentelles et insignifiantes que ne le sont pour les nuages les figures qu’ils dessinent, pour le ruisseau l’image de son remous et de son écume, pour la glace ses arbres et ses fleurs.

Pour qui a bien compris tout cela et sait séparer la volonté de l’Idée, l’Idée de son phénomène, les événements du monde n’auront plus de signification qu’en tant que signes révélateurs de l’Idée de l’homme ; ils n’en auront aucune en eux-mêmes ni par eux-mêmes. On ne croira plus alors avec le vulgaire que le temps puisse nous amener quelque chose d’une nouveauté ou d’une signification réelles ; on ne s’imaginera plus que rien puisse, par lui ou en lui, parvenir à l’être absolu ; on n’attribuera plus au temps, comme à un tout, un commencement ni une fin, un plan et un développement ; on ne lui assignera plus, comme fait le concept vulgaire, pour but final le plus haut perfectionnement de ce genre humain, le dernier venu sur la terre et dont la vie moyenne est de trente ans. Par suite, l’on sera aussi éloigné de préposer comme Homère un Olympe plein de dieux à la direction des événements, que de considérer avec Ossian les figures des nuages comme des êtres individuels ; car, nous l’avons dit, phénomènes du temps et phénomènes de l’espace, tous deux ont une égale valeur par rapport à l’Idée qui se manifeste en eux. Sous les aspects multiples de la vie humaine, sous le changement incessant des événements, on ne considérera que l’Idée comme permanente et comme essentielle ; c’est en elle que la volonté de vivre a atteint son objectité la plus parfaite ; c’est elle qui montre ses différentes faces dans les qualités, les passions, les erreurs et les vertus du genre humain, dans l’égoïsme, la haine, l’amour, la crainte, l’audace, la témérité, la stupidité, la ruse, l’esprit, le génie, etc., toutes choses qui se rencontrent et qui se fixent dans mille types et individus différents ; c’est ainsi que se continuent sans cesse la grande et la petite histoire du monde, lutte où il est fort indifférent de savoir si c’est un enjeu de noix ou de couronnes qui met en mouvement tant de combattants. On finira enfin par découvrir qu’il en est du monde comme des drames de Gozzi : ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les