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connaît aucun égard, qui ne fait pas vivre, qui se perd dans la spéculation, n’ayant pour étoile que la vérité toute nue, sans rémunération, sans amitiés, le plus souvent en butte à la persécution, et poursuivant néanmoins sa marche, sans regarder à droite ou à gauche, qu’y a-t-il de commun, je le répète, entre elle et cette bonne alma mater, cette philosophie universitaire d’excellent rapport, qui, chargée de cent intérêts et de mille ménagements divers, s’avance avec circonspection et en louvoyant, sans jamais perdre de vue la crainte du Seigneur, les volontés du ministère, les dogmes de la religion d’État, les exigences de l’éditeur, la faveur des étudiants, la bonne amitié des collègues, la marche de la politique quotidienne, l’opinion du jour et mille autres inspirations du même genre ? En quoi ma recherche calme et sévère du vrai ressemble-t-elle aux discussions dont retentissent les chaires et les bancs des écoles, et dont le secret mobile est toujours quelque ambition personnelle ? Ce sont là, j’ose le dire, deux formes radicalement distinctes de la philosophie. Aussi ne trouve-t-on chez moi aucune espèce d’accommodement, aucune camaraderie : ce qui n’arrange personne, sauf peut-être celui qui cherche uniquement la vérité. Mais ce n’est pas l’affaire des sectes philosophiques actuelles, toujours à la poursuite de quelque but utilitaire ; je n’ai à leur offrir, moi, que des vues désintéressées, qui ne peuvent en aucune façon cadrer avec leurs desseins personnels, ayant été formées en l’absence de tout dessein préconçu. Pour que ma doctrine devînt une philosophie d’école, il faudrait la venue de temps nouveaux. Il ferait beau voir aujourd’hui qu’une philosophie comme la mienne, qui ne rapporte rien, eût une place au soleil et fût un objet d’attention générale. C’est ce qu’il fallait prévenir à tout prix, et, pour cela, tous devaient marcher contre elle comme un seul homme. Mais contester et contredire des idées n’est pas toujours chose aisée, et le procédé est d’autant plus scabreux qu’il a l’inconvénient d’attirer l’attention du public sur la chose en litige : qui sait si la lecture de mes écrits ne l’eût pas dégoûté des élucubrations des professeurs de philosophie ? Car, lorsqu’une fois on a tâté des œuvres sérieuses, rarement continue-t-on à se plaire à la farce, surtout celle du genre ennuyeux. La conspiration du silence universel à laquelle on s’est arrêté était donc le seul système de défense possible ; je conseille fort de s’y tenir et de le faire durer aussi longtemps qu’il se pourra, c’est-à-dire tant que cette ignorance affectée ne sera pas soupçonnée d’être une ignorance réelle ; il sera toujours temps alors de changer de front. En attendant, il demeure loisible à chacun de dérober çà et là quelque petite plume pour s’en parer au besoin, l’exubérance de la pensée n’étant pas le mal dont nos gens ont à souffrir. La méthode du silence et de l’ignorance systématiques peut réussir