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Un dernier mot aux professeurs de philosophie. J’ai toujours admiré la pénétration, la sûreté et la délicatesse de tact qui leur ont fait envisager dès son apparition ma philosophie comme une chose absolument étrangère à leur manière de voir, et même comme une invention dangereuse, ou, pour employer une expression triviale, comme un article qu’ils ne tiennent pas dans leur boutique ; j’ai aussi beaucoup admiré la remarquable sagacité politique avec laquelle ils ont du premier coup trouvé la seule tactique praticable à mon endroit, l’ensemble parfait avec lequel ils l’ont adoptée, la fidèle persévérance qu’ils ont mise à la suivre. Ce procédé, qui se recommande d’ailleurs par sa simplicité, consiste, suivant le mot heureux de Gœthe, à affecter d’ignorer ce qu’on veut faire ignorer (im Ignoriren und dadurch sekretiren), à supprimer purement et simplement tout ce qui a quelque mérite et quelque importance. Le succès de cette tactique du silence est encore favorisé par les cris de corybantes dont les membres de la ligue philosophique saluent à tour de rôle les nouveau-nés de leur intelligence. Cela force le public à regarder de leur côté, et à remarquer de quel air d’importance ils se congratulent mutuellement. Comment méconnaître l’opportunité d’une telle conduite ? Qui donc peut trouver à redire à la maxime : Primum vivere, deinde philosophari ? Ces messieurs veulent vivre avant tout, et vivre de la philosophie, ils n’ont qu’elle pour nourrir femme et enfants, et ils courent les risques de l’aventure, malgré l’avertissement que leur donne Pétrarque : « Povera e nuda vai filosofia. » Or, ma doctrine n’est guère propre à servir de gagne-pain ; elle manque des éléments les plus essentiels à toute philosophie d’école bien rétribuée ; elle n’a pas de théologie spéculative, ce qui doit former (quoi qu’en dise cet importun de Kant dans sa Critique de la raison) le thème principal de tout enseignement philosophique ; ce qui, il est vrai, oblige aussi à parler sans cesse de choses tout à fait inconnaissables. Bien plus, je ne prends même point parti sur cette fiction si utile et aujourd’hui indispensable, qui est la découverte propre des professeurs de philosophie, je veux dire l’existence d’une raison possédant l’intuition immédiate et la connaissance absolue : il suffit pourtant d’en bien faire entrer tout d’abord l’idée dans l’esprit du lecteur pour pouvoir ensuite se lancer avec la plus grande aisance, à quatre chevaux de front, comme on dit, sur ce terrain que Kant a entièrement et définitivement interdit à l’intelligence humaine, sur ce domaine situé au delà de toute expérience possible, où se trouvent, dès l’entrée, révélés naturellement et disposés dans le meilleur ordre, les dogmes essentiels du christianisme moderne, mêlé de judaïsme et d’optimisme. Qu’y a-t-il, je vous prie, de commun entre ma philosophie, dépourvue de ces données fondamentales, qui ne