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On a bien vu l’inconditionnalité de la volonté (grundlosigkeit), — là où elle se manifeste le plus clairement, — dans le vouloir de l’homme ; alors on l’a déclarée libre, indépendante. Mais en même temps, — parce qu’elle est inconditionnelle, — on a perdu de vue la nécessité à laquelle est soumise chacune de ses manifestations, et l’on a déclaré libres tous les actes, ce qui n’est pas, attendu que chaque acte isolé procède, avec une rigoureuse nécessité, d’un motif agissant sur le caractère. Toute nécessité est, comme nous l’avons dit, le rapport d’un effet à une cause, et rien de plus. Le principe de raison est la forme générale de tout phénomène, et l’homme, dans l’ensemble de ses actions, doit, comme tous les autres phénomènes, lui être soumis. Mais comme la volonté est connue directement et en soi, dans la conscience, il s’ensuit que cette connaissance embrasse aussi la notion de liberté. Seulement on oublie qu’alors l’individu, la personne n’est pas la volonté, en tant que chose en soi, mais qu’elle est le phénomène de la volonté, et, comme telle, déjà déterminée et engagée dans la forme de la représentation, le principe de raison. De là ce fait singulier que chacun se croit a priori absolument libre, et cela dans chacun de ses actes, c’est-à-dire croit qu’il peut à tout instant changer le cours de sa vie, en d’autres termes, devenir un autre. C’est seulement a posteriori, après expérience, qu’il constate, à son grand étonnement, qu’il n’est pas libre, mais soumis à la nécessité ; qu’en dépit de ses projets et de ses réflexions, il ne modifie en rien l’ensemble de ses actes, et que, d’un bout à l’autre de sa vie, il doit développer un caractère auquel il n’a pas consenti et continuer un rôle commencé. Je ne puis pas développer davantage cette considération, puisque je l’ai développée, au point de vue moral, dans un autre endroit de ce livre. Je veux simplement montrer ici que le phénomène de la volonté inconditionnelle en soi est cependant soumis à la loi de nécessité, c’est-à-dire au principe de raison. La nécessité avec laquelle se développent les phénomènes de la nature ne nous empêche pas de reconnaître en eux des manifestations de la volonté.

Jusqu’ici, on n’a considéré comme manifestation de la volonté que les modifications qui ont pour cause un motif, c’est-à-dire une représentation ; c’est pourquoi on n’attribuait la volonté qu’à l’homme et, à la rigueur, aux animaux, attendu que la connaissance et la représentation, comme je l’ai dit ailleurs, sont les caractères mêmes de l’animalité. Mais nous ne voyons que trop, par l’instinct et le caractère industrieux de certains animaux, que la volonté agit encore là où elle n’est pas guidée par la connaissance ; qu’ils aient des représentations et une connaissance, ce n’est pas une considération qui puisse nous arrêter ici, car le but auquel ils