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dans les dogmes d’Église les plus étroits, dans ces âges où elle n’était transmise qu’à un petit nombre d’initiés, comme une doctrine occulte, qu’on n’osait bien souvent confier qu’au parchemin. Aucun temps, j’ose le dire, n’est moins favorable à la philosophie que celui où elle est indignement exploitée ou comme moyen de gouvernement, ou comme simple gagne-pain. Imagine-t-on que dans une telle poussée et une semblable cohue, la vérité, dont nul n’a souci, va surgir par-dessus le marché ? Mais la vérité n’est pas une fille qui saute au cou de qui ne la désire pas ; c’est plutôt une fière beauté, à qui l’on peut tout sacrifier, sans être assuré pour cela de la moindre faveur.

Tandis que les gouvernements font de la philosophie un instrument de politique, les professeurs de philosophie voient dans leur enseignement un métier comme un autre, qui nourrit son homme ; ils se poussent donc vers les chaires, protestant de leurs bonnes intentions, c’est-à-dire de leur dévouement aux projets des hommes d’État. Et ils tiennent leurs engagements : ce n’est ni la vérité, ni l’évidence, ni Platon, ni Aristote, mais uniquement la politique à laquelle ils sont inféodés qui devient leur étoile, leur critérium décisif, pour juger du vrai, du bon, du remarquable ou du contraire. Tout ce qui ne répond pas au programme accepté, fût-ce l’œuvre la plus considérable et la plus merveilleuse en telle matière, est condamné, ou, s’il y a péril à le faire, étouffé dans un silence universel. Voyez leur levée de boucliers contre le panthéisme : qui donc serait assez simple pour l’attribuer à une conviction personnelle ? Mais aussi, comment la philosophie, devenue un gagne-pain, ne dégénérerait-elle pas en sophistique ? C’est en vertu de cette nécessité, et parce que la maxime : « Je chante celui dont je mange le pain », est éternellement vraie, que les anciens voyaient dans le trafic de la sagesse la marque distinctive du sophiste. Ajoutez à cela qu’en ce bas monde il est ordinaire de rencontrer presque partout la médiocrité : elle seule peut raisonnablement s’acheter à prix d’argent ; il faut donc, ici comme ailleurs, savoir s’en contenter. Aussi voyons nous dans toutes les universités allemandes cette aimable médiocrité travailler, par des procédés à elle, à créer la philosophie qui n’existe pas encore, et cela sur un type et un plan prescrits d’avance, — spectacle dont il y aurait quelque cruauté à se moquer.

Tandis que la philosophie, depuis longtemps déjà, était ainsi asservie à des intérêts généraux ou personnels, j’ai, pour mon compte, suivi paisiblement le cours de mes méditations ; il est vrai de dire que j’y étais comme contraint et entraîné par une sorte d’instinct irrésistible. Mais cet instinct était fortifié d’une conviction réfléchie : j’estimais que la vérité qu’un homme a découverte, ou la lumière qu’il a projetée sur quelque point obscur, peut un jour