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considéré par eux comme de leurs égaux. Je voudrais recommander d’en agir ainsi à ceux-là surtout dont les mérites sont de l’ordre le plus élevé, des mérites réels, par conséquent purement personnels, attendu que ceux-ci ne peuvent pas, comme les décorations et les titres, être rappelés à tout instant à la mémoire par une impression des sens ; autrement, ils verront trop souvent se réaliser le sus Minervam (le pourceau qui en remontre à Minerve).

Un excellent proverbe arabe dit : « Plaisante avec l’esclave, il te montrera bientôt le derrière. » La maxime d’Horace : « Sume superbiam quæsitam meritis » (Conserve le noble orgueil qui revient au mérite) n’est pas non plus à dédaigner. La modestie est bien une vertu inventée principalement à l’usage des coquins, car elle exige que chacun parle de soi comme s’il en était un : cela établit une égalité de niveau admirable et produit la même apparence que s’il n’y avait en général que des coquins.

Cependant l’orgueil au meilleur marché, c’est l’orgueil national. Il trahit chez celui qui en est atteint l’absence de qualités individuelles dont il puisse être fier, car, sans cela, il n’aurait pas recours à celles qu’il partage avec tant de millions d’individus. Quiconque possède des mérites personnels distingués reconnaîtra, au contraire, plus clairement les défauts de sa propre nation, puisqu’il l’a toujours présente à la vue. Mais tout piteux imbécile, qui n’a rien au monde dont il puisse s’enorgueillir, se rejette sur cette dernière ressource, d’être fier de la nation à laquelle il se trouve appartenir par hasard ; c’est là-dessus qu’il se rattrape, et, dans sa gratitude, il est prêt à dé-