Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion d’autrui, à laquelle il aspire, s’obtient beaucoup plus vite et plus sûrement en gardant un silence continu qu’en parlant, quand on aurait les plus belles choses du monde à dire. N’est pas orgueilleux qui veut ; tout au plus peut affecter l’orgueil qui veut ; mais ce dernier sortira bientôt de son rôle, comme de tout rôle emprunté. Car ce qui rend réellement orgueilleux, c’est uniquement la ferme, l’intime, l’inébranlable conviction de mérites supérieurs et d’une valeur à part. Cette conviction peut être erronée, ou bien reposer sur des mérites simplement extérieurs et conventionnels ; peu importe à l’orgueil, pourvu qu’elle soit réelle et sérieuse. Puisque l’orgueil a sa racine dans la conviction, il sera, comme toute notion, en dehors de notre volonté libre. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la vanité qui brigue l’approbation d’autrui pour fonder ensuite sur celle-ci la propre haute opinion de soi-même, tandis que l’orgueil suppose une opinion déjà fermement assise.

Quoique l’orgueil soit généralement blâmé et décrié, je suis néanmoins tenté, de croire que cela vient principalement de ceux qui n’ont rien dont ils puissent s’enorgueillir. Vu l’impudence et la stupide arrogance de la plupart des hommes, tout être qui possède des mérites quelconques fera très bien de les mettre en vue lui-même, afin de ne pas les laisser tomber dans un oubli complet ; car celui qui, bénévolement, ne cherche pas à s’en prévaloir et se conduit avec les gens comme s’il était en tout leur semblable, ne tardera pas à être en toute sincérité