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aux autres de faire de nous. L’illusion contraire rend malheureux. S’écrier avec emphase : « L’honneur passe avant la vie, » c’est dire en réalité : « La vie et la santé ne sont rien ; ce que les autres pensent de nous, voilà l’affaire. » Tout au plus cette maxime peut-elle être considérée comme une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaïque vérité que, pour avancer et se maintenir parmi les hommes, l’honneur, c’est-à-dire leur opinion à notre égard, est souvent d’une utilité indispensable : je reviendrai plus loin sur ce sujet. Lorsqu’on voit, au contraire, comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au prix d’efforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a pour dernier objet de les élever dans l’opinion, car non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la science[1] et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce seul but, lorsqu’on voit que le résultat définitif auquel on travaille à arriver est d’obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela ne prouve, hélas ! que la grandeur de la folie humaine.

Attacher beaucoup trop de valeur à l’opinion est une superstition universellement dominante ; qu’elle ait ses racines dans notre nature même, ou qu’elle ait suivi la naissance des sociétés et de la civilisation, il est certain qu’elle exerce en tout cas sur toute notre conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur. Cette

  1. Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter (Ton savoir n’est rien, si tu ne sais pas que les autres le savent.) (Note de l’auteur.)