Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un ordre supérieur, la vie d’un être soustrait aux deux sources opposées de la souffrance humaine : le besoin et l’ennui ; il est affranchi également et du soin pénible de se démener pour subvenir à son existence et de l’incapacité à supporter le loisir (c’est-à-dire l’existence libre proprement dite) ; autrement, l’homme ne peut échapper à ces deux maux que par le fait qu’ils se neutralisent et s’annulent réciproquement.

À l’encontre de tout ce qui précède, il nous faut considérer d’autre part que, par suite d’une activité prépondérante des nerfs, les grandes facultés intellectuelles produisent une surexcitation de la faculté de sentir la douleur sous toutes ses formes ; qu’en outre le tempérament passionné qui en est la condition, ainsi que la vivacité et la perfection plus grandes de toute perception, qui en sont inséparables, donnent aux émotions produites par là une violence incomparablement plus forte ; or l’on sait qu’il y a bien plus d’émotions douloureuses qu’il n’y en a d’agréables ; enfin, il faut aussi nous rappeler que les hautes facultés intellectuelles font de celui qui les possède un homme étranger aux autres hommes et à leurs agitations, vu que plus il possède en lui-même, moins il peut trouver en eux. Mille objets auxquels ceux-ci prennent un plaisir infini lui semblent insipides et répugnants. Peut-être, de cette façon, la loi de compensation qui règne partout domine-t-elle également ici. N’a-t-on pas prétendu bien souvent et non sans quelque apparence de raison, qu’au fond l’homme le plus borné d’esprit était le plus heureux ? Quoi qu’il en soit, personne ne lui enviera ce bonheur. Je ne