Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un être ainsi privilégié, à côté de sa vie personnelle, vit d’une seconde existence, d’une existence intellectuelle qui arrive par degrés à être son véritable but, l’autre n’étant plus considérée que comme moyen ; pour le reste des hommes, c’est leur existence même, insipide, creuse et désolée, qui doit leur servir de but. La vie intellectuelle sera l’occupation principale de l’homme supérieur ; augmentant sans cesse son trésor de jugement et de connaissance, elle acquiert aussi constamment une liaison et une gradation, une unité et une perfection de plus en plus prononcées, comme une œuvre d’art envoie de formation. En revanche, quel pénible contraste fait avec celle-ci la vie des autres, purement pratique, dirigée uniquement vers le bien-être personnel, n’ayant d’accroissement possible qu’en longueur, sans pouvoir gagner en profondeur, et destinée néanmoins à leur servir de but pour elle-même, pendant que pour l’autre elle est un simple moyen.

Notre vie pratique, réelle, dès que les passions ne l’agitent pas, est ennuyeuse et fade ; quand elles l’agitent, elle devient bientôt douloureuse ; c’est pourquoi ceux-là seuls sont heureux qui ont reçu en partage une somme d’intellect excédant la mesure que réclame le service de leur volonté. C’est ainsi que, à côté de leur vie effective, ils peuvent vivre d’une vie intellectuelle qui les occupe et les divertit sans douleur et cependant avec vivacité. Le simple loisir, c’est-à-dire un intellect non occupé au service de la volonté, ne suffit pas ; il faut pour cela un excédant positif de force qui seul nous rend apte à une occupation purement spirituelle et non attachée au service de la