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réduits à eux-mêmes ; pendant que l’ardeur sauvage de la passion peut seule remuer cette masse inerte ; l’homme, au contraire, doté de facultés intellectuelles prépondérantes, possède une existence riche en pensées, toujours animée et toujours importante ; des objets dignes et intéressants l’occupent dès qu’il a le loisir de s’y adonner, et il porte en lui une source des plus nobles jouissances. L’impulsion extérieure lui est fournie par les œuvres de la nature et par l’aspect de l’activité humaine, et, en outre, par les productions si variées des esprits éminents de tous les temps et de tous les pays, productions que lui seul peut réellement goûter en entier, car lui seul est capable de les comprendre et de les sentir entièrement. C’est donc pour lui, en réalité, que ceux-ci ont vécu ; c’est donc à lui, en fait, qu’ils se sont adressés ; tandis que les autres, comme des auditeurs d’occasion, ne comprennent que par-ci par-là et à demi seulement. Il est certain que par là même l’homme supérieur acquiert un besoin de plus que les autres hommes, le besoin d’apprendre, de voir, d’étudier, de méditer, d’exercer ; le besoin aussi, par conséquent, d’avoir des loisirs disponibles. Or, ainsi que Voltaire l’a observé justement, comme « il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins », ce besoin de l’homme intelligent est précisément la condition qui met à sa portée des jouissances dont l’accès demeure à jamais interdit aux autres ; pour ceux-ci, les beautés de la nature et de l’art, les œuvres intellectuelles de toute espèce, même lorsqu’ils s’en entourent, ne sont au fond que ce que sont des courtisanes pour un vieillard.