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Mais, particulièrement vers son terme, la vie rappelle la fin d’un bal masqué, quand on retire les masques. On voit à ce moment quels étaient réellement ceux avec lesquels on a été en contact pendant sa vie. En effet, les caractères se sont montrés au jour, les actions ont porté leurs fruits, les œuvres ont trouvé leur juste appréciation, et toutes les fantasmagories se sont évanouies. Car il a fallu le temps pour tout cela. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on ne connaît et comprend bien et soi-même, et son but, et ses aspirations, surtout en ce qui concerne les rapports avec le monde et les hommes, que vers la fin de la vie. Souvent, mais pas toujours, on aura à se classer plus bas que ce qu’on supposait naguère ; mais parfois aussi on s’accordera une place supérieure : en ce dernier cas, cela provient de ce que l’on n’avait pas une connaissance suffisante de la bassesse du monde, et le but de la vie se trouvait ainsi placé trop haut. On apprend à connaître, à peu de chose près, tout ce que chacun vaut.

On a coutume d’appeler la jeunesse le temps heureux, et la vieillesse le temps triste de la vie. Cela serait vrai si les passions rendaient heureux. Mais ce sont elles qui ballottent la jeunesse de çà et de là, tout en lui donnant peu de joies et beaucoup de préférences. Elles n’agitent plus l’âge froid, qui revêt bientôt une teinte contemplative : car la connaissance devient libre et prend la haute main. Or la connaissance est, par elle-même, exempte de douleur ; par conséquent, plus elle prédominera dans la conscience, plus celle-ci sera heureuse. On n’a qu’à réfléchir que toute jouissance est de nature négative et la