Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lesse, ce long passé que nous avons derrière nous, et par suite notre âge même, peut à un certain moment nous sembler fabuleux : ce qui résulte principalement de ce que nous voyons toujours devant nous le même présent immobile. En définitive, tous ces phénomènes intérieurs sont fondés sur ce que ce n’est pas notre être par lui-même, mais seulement son image visible, qui existe sous la forme du temps, et sur ce que le présent est le point de contact entre le monde extérieur et nous, entre l’objet et le sujet.

On peut encore se demander pourquoi, dans la jeunesse, la vie paraît s’étendre devant nous à perte de vue. C’est d’abord parce qu’il nous faut la place pour y loger les espérances illimitées dont nous la peuplons et pour la réalisation desquelles Mathusalem serait mort trop jeune ; ensuite, parce que nous prenons pour échelle de sa mesure le petit nombre d’années que nous avons déjà derrière nous ; mais leur souvenir est riche en matériaux et long, par conséquent, car la nouveauté a donné de l’importance à tous les événements ; aussi nous y revenons volontiers par la pensée, nous les évoquons souvent dans notre mémoire et finissons par les y fixer.

Il nous semble parfois que nous désirons ardemment nous retrouver dans tel lieu éloigné, tandis que nous ne regrettons, en réalité, que le temps que nous y avons passé quand nous étions plus jeunes et plus frais. Et voilà comment le temps nous abuse sous le masque de l’espace. Allons à l’endroit tant désiré, et nous nous rendrons compte de l’illusion.