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L’homme, surtout, qui reste calme dans les revers, prouve qu’il sait combien les maux possibles dans la vie sont immenses et multiples, et qu’il ne considère le malheur qui survient en ce moment que comme une petite partie de ce qui pourrait arriver : c’est là le sentiment stoïque, qui porte à ne jamais être « conditionis humanæ oblitus » (oublieux de la condition humaine), mais à se rappeler sans cesse la triste et déplorable destinée générale de l’existence humaine, ainsi que le nombre infini de souffrances auxquelles elle est exposée. Pour aviver ce sentiment, il n’y a qu’à jeter partout un regard autour de soi : en tout lieu, on aura bientôt sous les yeux cette lutte, ces trépignements, ces tourments pour une misérable existence, nue et insignifiante. Alors on rabattra de ses prétentions, on saura s’accommoder à l’imperfection de toutes choses et de toutes conditions, et l’on verra venir les désastres pour apprendre à les éviter ou à les supporter. Car les revers, grands ou petits, sont l’élément de notre vie. Voilà ce qu’on devrait toujours avoir présent à l’esprit, sans pour cela, en vrai « δυσκολος », se lamenter et se contorsionner avec Beresford à cause des miseries of human life, et encore moins in pulicis morsu Deum invocare (invoquer Dieu pour une morsure de puce) ; il faut, en « ευλαβης », pousser si loin la prudence à prévenir et écarter les malheurs, qu’ils viennent des hommes ou des choses, et se perfectionner si bien dans cet art, que, pareil à un fin renard, on évite bien gentiment tout accident (il n’est le plus souvent qu’une maladresse déguisée), petit ou grand.