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que nous n’avons nul droit de prétendre à ses dons, que nous devons en rendre grâces non à notre mérite, mais à sa seule bonté et à sa faveur, et qu’à cause de cela précisément nous pouvons nourrir la réjouissante espérance de recevoir avec humilité bien d’autres dons encore, tout aussi peu mérités ? C’est le hasard : lui, qui entend cet art régalien de faire comprendre que, opposé à sa faveur et à sa grâce, tout mérite est sans force et sans valeur.

Lorsqu’on jette les yeux en arrière sur le chemin de la vie, et lorsque, embrassant dans l’ensemble son cours tortueux et perfide comme le labyrinthe, on aperçoit tant de bonheurs manqués, tant de malheurs attirés, on est amené facilement à exagérer les reproches qu’on s’adresse à soi-même. Car la marche de notre existence n’est pas uniquement notre propre œuvre ; elle est le produit de deux facteurs, savoir la série des événements et la série de nos décisions, qui sans cesse se croisent et se modifient réciproquement. En outre, notre horizon, pour les deux facteurs, est toujours très limité, vu que nous ne pouvons prédire nos résolutions longtemps à l’avance, et, encore moins, prévoir les événements ; dans les deux séries, il n’y a que celles du moment, qui nous soient bien connues. C’est pourquoi, aussi longtemps que notre but est encore éloigné, nous ne pouvons même pas gouverner droit sur lui ; tout au plus pouvons-nous nous diriger approximativement et par des probabilités ; il nous faut donc souvent louvoyer. En effet, tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de nous décider chaque fois selon les circonstances présentes, avec l’espoir de tomber assez juste