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supériorité d’esprit, comme on arrache une aumône. Saadi dit dans le Gulistan : « Sachez qu’il se trouve chez l’homme irraisonnable cent fois plus d’aversion pour le raisonnable que celui-ci n’en ressent pour le premier. » Par contre, l’infériorité intellectuelle équivaut à un véritable titre de recommandation. Car le sentiment bienfaisant de la supériorité est pour l’esprit ce que la chaleur est pour le corps ; chacun se rapproche de l’individu qui lui procure cette sensation, par le même instinct qui le pousse à s’approcher du poêle ou à aller se mettre au soleil. Or il n’y a pour cela uniquement que l’être décidément inférieur, en facultés intellectuelles pour les hommes, en beauté pour les femmes. Il faut avouer que, pour laisser paraître de l’infériorité non simulée, en présence de bien des gens, il faut en posséder une dose respectable. En revanche, voyez avec quelle cordiale amabilité une jeune fille médiocrement jolie va à la rencontre de celle qui est foncièrement laide. Le sexe masculin n’attache pas grande valeur aux avantages physiques, bien que l’on préfère se trouver à côté d’un plus petit que d’un plus grand que soi. En conséquence, parmi les hommes, ce sont les bêtes et les ignorants qui sont agréés et recherchés partout ; parmi les femmes, les laides ; on leur fait immédiatement la réputation d’avoir un cœur excellent, vu que chacun a besoin d’un prétexte pour justifier sa sympathie, à ses yeux et à ceux des autres. Pour la même raison, toute supériorité d’esprit a la propriété d’isoler : on la fuit, on la hait, et pour avoir un prétexte on prête à celui qui la possède