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capacité de se suffire à soi-même, qui peu à peu absorbe totalement l’instinct social. On est revenu de mille déceptions et de mille folies ; la vie d’action a cessé d’ordinaire ; on n’a plus rien à attendre, plus de plans ni de projets à former ; la génération à laquelle on appartient réellement n’existe plus ; entouré d’une race étrangère, on se trouve déjà objectivement et essentiellement isolé. Avec cela, le vol du temps s’est accéléré, et l’on voudrait l’employer encore intellectuellement. Car à ce moment, pourvu que la tête ait conservé ses forces, les études de toute sorte sont rendues plus faciles et plus intéressantes que jamais par la grande somme de connaissances et d’expérience acquise, par la méditation progressivement plus approfondie de toute pensée, ainsi que par la grande aptitude pour l’exercice de toutes les facultés intellectuelles. On voit clair dans maintes choses qui autrefois étaient comme plongées dans un brouillard ; on obtient des résultats, et l’on sent entièrement sa supériorité. À la suite d’une longue expérience, on a cessé d’attendre grand-chose des hommes, puisque, à tout prendre, ils ne gagnent pas à être connus de plus près ; on sait plutôt que, sauf quelques rares bonnes chances, on ne rencontrera de la nature humaine que des exemplaires très défectueux et auxquels il vaut mieux ne pas toucher. On n’est plus exposé aux illusions ordinaires, on voit bien vite ce que chaque homme vaut, et l’on n’éprouvera que rarement le désir d’entrer en rapport plus intime avec lui. Enfin, lorsque surtout on reconnaît dans la solitude une amie de jeunesse, l’habitude de l’isolement et du commerce