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ments de solitude. Les philosophes cyniques renoncèrent aux biens de toute espèce pour jouir du bonheur que donne le calme intellectuel : renoncer à la société en vue d’arriver au même résultat, c’est choisir le moyen le plus sage. Bernardin de Saint-Pierre dit avec raison et d’une façon charmante : « La diète des aliments nous rend la santé du corps, et celle des hommes la tranquillité de l’âme. » Aussi celui qui s’est fait de bonne heure à la solitude et à qui elle est devenue chère a-t-il acquis une mine d’or. Mais cela n’est pas donné à chacun. Car de même que c’est la misère qui, d’abord, rapproche les hommes, de même plus tard, le besoin écarté, c’est l’ennui qui les rassemble. Sans ces deux motifs, chacun resterait probablement à l’écart, quand ce ne serait déjà que parce que dans la solitude seule le milieu qui nous entoure correspond à cette importance exclusive, à cette qualité de créature unique que chacun possède à ses propres yeux, mais que le train tumultueux du monde réduit à rien, vu que chaque pas lui donne un douloureux démenti. En ce sens, la solitude est même l’état naturel de chacun ; elle le replace, nouvel Adam, dans sa condition primitive de bonheur, dans l’état approprié à sa nature.

Oui ! mais Adam n’avait ni père ni mère ! C’est pourquoi, d’un autre côté, la solitude n’est pas naturelle à l’homme, puisqu’à son arrivée au monde il ne se trouve pas seul, mais au milieu de parents, de frères et de sœurs, autrement dit au sein d’une vie en commun.

Par conséquent, l’amour de la solitude ne peut pas exister comme penchant primitif ; il doit naître comme un