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L’image au contraire de notre être, tel qu’il se réfléchit dans les têtes des autres hommes, est quelque chose de secondaire, de dérivé, d’éventuel, ne se rapportant que fort indirectement à l’original. En outre, les têtes des masses sont un local trop misérable pour que notre vrai bonheur y puisse trouver sa place. On ne peut y rencontrer qu’un bonheur chimérique. Quelle société mélangée ne voit-on pas réunie dans ce temple de la gloire universelle ! Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs, millionnaires et juifs : oui, les mérites de tous ces gens-là y sont bien plus sincèrement appréciés, y trouvent bien plus d’estime sentie que les mérites intellectuels, surtout ceux d’ordre supérieur, qui n’obtiennent de la grande majorité qu’une estime sur parole. Au point de vue eudémonologique, la gloire n’est donc que le morceau le plus rare et le plus savoureux servi à notre orgueil et à notre vanité. Mais on trouve surabondamment d’orgueil et de vanité chez la plupart des hommes, bien qu’on les dissimule ; peut-être même rencontre-t-on ces deux conditions au plus haut degré chez ceux qui possèdent à n’importe quel titre des droits à la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien longtemps dans leur âme la conscience incertaine de leur haute valeur, avant d’avoir l’occasion de la mettre à l’épreuve et ensuite de la faire reconnaître : jusqu’alors, ils ont le sentiment de subir une secrète injustice[1]. En général, et comme nous l’avons

  1. Comme notre plus grand plaisir consiste en ce qu’on nous admire, mais comme les autres ne consentent que très difficilement à nous admirer même alors que l’admiration serait pleinement justifiée, il en