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par l’envie. Car par la gloire qu’on acquiert, il y a un homme de plus qui s’élève au-dessus de ceux de son espèce ; ceux-ci sont donc rabaissés d’autant, de manière que tout mérite extraordinaire obtient sa gloire aux dépens de ceux qui n’ont pas de mérites :

Wenn wir Andern Ehre gehen,
Müssen wir uns selbst entadeln.
____________(Gœthe, Divan, O. O.)

(Quand nous rendons honneur aux autres, nous devons nous déprécier nous-mêmes.)

Voilà qui explique pourquoi, dès qu’apparaît une œuvre supérieure dans n’importe quel genre, toutes les nombreuses médiocrités s’allient et se conjurent pour l’empêcher de se faire connaître, et pour l’étouffer si c’est possible. Leur mot d’ordre tacite est : « A bas le mérite. » Ceux-là mêmes qui ont eux aussi des mérites et qui sont déjà en possession de la gloire qui leur en revient ne voient pas volontiers poindre une gloire nouvelle dont l’éclat diminuerait d’autant l’éclat de la leur. Gœthe lui-même a dit :

Hätt’ich gezandert zu werden,
Bis man mir’s Leben gegönnt,
Ich wäre noch nient auf Erden,
Wie ihr begreifen Könnt,
Wenn ihr sent wie sie sich geberden,
Die, um etwas zu scheinen,
Mich gerne nöchten verneinen.

(Si j’avais attendu pour naître que l’on m’accordât la vie, je ne serais pas encore de ce monde, comme vous pouvez le comprendre en voyant comment se démènent ceux-là qui, pour paraître quelque chose, me renieraient volontiers.)