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périr, mérite pour cela seul d’être expulsé de tout pays[1]. Il est vrai qu’on met en avant toute sorte de prétextes pour farder cet orgueil incommensurable. De deux hommes intrépides, dit-on, aucun ne cédera ; dans la plus légère collision, ils en viendraient aux injures, puis aux coups et enfin au meurtre : il est donc préférable, par égard pour les convenances, de franchir les degrés intermédiaires et de recourir immédiatement aux armes. Les détails de la procédure ont été formulés alors en un système d’un pédantisme rigide, ayant ses lois et ses règles et qui est bien la force la plus lugubre du monde ; on peut y voir, sans contredit, le panthéon glorieux de la folie. Mais le

  1. L’honneur chevaleresque est l’enfant de l’orgueil et de la folie (la vérité opposée à ces préceptes se trouve nettement exprimée dans la comédie El principe constante par ces mots : Esa es la herencia de Adan *
      Il est frappant que cet extrême orgueil ne se rencontre qu’au sein de cette religion qui impose à ses adhérents l’extrême humilité ; ni les époques antérieures ; ni les autres parties du monde ne connaissent ce principe de l’honneur chevaleresque. Cependant ce n’est pas à la religion qu’il faut en attribuer la cause, mais au régime féodal sous l’empire duquel tout noble se considérait comme un petit souverain ; il ne reconnaissait aucun juge parmi les hommes, qui fût placé au-dessus de lui ; il apprenait à attribuer à sa personne une inviolabilité et une sainteté absolues ; c’est pourquoi tout attentat contre cette personne, un coup, une injure, lui semblait un crime méritant la mort. Aussi le principe de l’honneur et le duel n’étaient-ils à l’origine qu’une affaire concernant les nobles ; elle s’étendit plus tard aux officiers, auxquels s’adjoignirent ensuite parfois, mais jamais d’une manière constante, les autres classes plus élevées, dans le but de ne pas être dépréciées. Les ordalies, quoiqu’elles aient donné naissance aux duels, ne sont pas l’origine du principe de l’honneur ; elles n’en sont que la conséquence et l’application : quiconque ne reconnaît à aucun homme le droit de le juger en appelle au Juge divin. — Les ordalies elles-mêmes n’appartiennent pas exclusivement au christianisme ; on les retrouve fréquemment dans le brahmanisme, bien que le plus souvent aux époques reculées ; cependant il en existe encore des vestiges aujourd’hui. (Note de l’auteur.)
      * Le sens propre de ces mots est que la misère est le lot des fils d’Adam. (Trad.)