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avez lu mon ouvrage sur l’indestructibilité de la matière et de la force ?

— Oui.

— Vous connaissez mon étude du système d’Averroës ?

— Oui.

— Eh bien ! mon cher ami, le soir, quand je suis seul, assis ou couché ; quand la lumière est éteinte, quand j’ai perdu le souvenir de ma bibliothèque… il me prend une soif inexplicable de mystérieux et il me semble que je sens un Dieu !

— Comment expliquez-vous cette contradiction de vos œuvres avec votre croyance intime !

— Ce n’est pas une croyance, c’est une superstition, un rêve, une folie, une vision qui, précisément, se rattache à ce mécanisme dont je vous parlais tout à l’heure…

X… passa la main sur son front et reprit :

— Mon père, vous le savez, était percepteur dans une petite ville du centre.

La maison où je suis né avait un grand jardin où je passais une partie de mes journées à jouer avec mes sœurs. Quand Mathilde, l’aînée, fut mise en pension, je restai avec la petite Berthe, de deux ans moins âgée que moi. Notre dialogue commençait à sept heures du matin pour ne s’arrêter qu’à huit heures du soir, quand la voix de notre mère se faisait entendre pour dire : Allons, mes enfants, il est temps de se coucher !

Alors, j’embrassais Berthe sur les deux joues, puis elle m’embrassait à son tour. Ne pouvant me résigner à la quitter, je disais : Encore ! et je recommençais. Puis elle reprenait : À moi, maintenant ! Il fallait nous arracher des bras l’un de l’autre.

Cette petite sœur était tout pour moi. Il me semblait que je ne vivais que par elle. Le matin, on nous habillait séparément, elle dans la chambre qu’elle partageait avec notre aînée, moi dans un cabinet où je couchais à côté de la chambre de notre mère.

Et comme les portes restaient ouvertes, je criais : Berthe, es-tu prête.

— Tout à l’heure, répondait-elle. On me passe mon jupon. Et toi ?

— Moi, je n’ai plus que ma veste à mettre.

— Il fait très-beau, ce matin.

— Dépêche-toi, nous irons dans la charmille.

On faisait le panier de Mathilde. Un morceau de viande