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DISCOURS

l’influence des facultés, des besoins, des volontés des hommes ; or, on peut bien savoir dans quel sens agissent ces actions diverses, mais on ne peut pas apprécier rigoureusement leur influence ; de là l’impossibilité d’y trouver des données suffisamment exactes pour en faire la base d’un calcul[1]. L’observateur ne peut même acquérir la certitude qu’aucune circonstance inconnue ne mêle son influence à toutes les autres. Que doit donc faire un esprit sage en s’occupant de ces matières compliquées ? Ce qu’il fait dans toutes les circonstances qui déterminent la plupart des actions de la vie. Il posera nettement les questions, cherchera les élémens immédiats dont elles se composent, et, après les avoir établis avec certitude, il évaluera approximativement leurs influences réciproques avec le coup d’œil d’une raison éclairée, qui n’est elle-même qu’un instrument au moyen duquel on apprécie le résultat moyen d’une foule de probabilités qu’on ne saurait calculer exactement[2].

  1. On sait, par exemple, que le prix d’une marchandise est d’autant plus élevé qu’elle est offerte en moins grande quantité relativement à la quantité qu’on en demande ; mais pour déterminer d’après cette règle le prix auquel se vendront les vins l’année prochaine, quelle foule de données ne faudrait-il pas réunir ! L’abondance de la récolte pendante, les variations de l’atmosphère, les capitaux des marchands, les droits d’entrée que les étrangers établiront ou supprimeront, les provisions qui resteront des années précédentes, les variations qui peuvent survenir dans le nombre, les goûts et la richesse des consommateurs ; et une foule d’autres circonstances dont quelques-unes même sont impossibles à prévoir. Si, dans l’impossibilité de réunir les données nécessaires, on se borne à en admettre seulement quelques-unes et avec l’influence qu’on leur suppose, on ne peut tirer aucune application utile de ces suppositions gratuites.
  2. Cabanis, en décrivant les révolutions de la médecine, fait une remarque parfaitement analogue à celle-là : « Les phénomènes vitaux, dit-il, dépendent de tant de ressort inconnus, tiennent à tant de circonstances, dont l’observation cherche vainement à fixer la valeur, que les problèmes, ne pouvant être posés avec toutes les données, se refusent absolument au calcul ; et quand les mécaniciens ont voulu soumettre à leurs méthodes les lois de la vie, ils ont donné au monde savant le spectacle le plus étonnant et le plus digne de toute notre réflexion. C’est par les procédés uniformes et rigoureux de la vérité, mais employés hors de saison, qu’ont été établis les systèmes les plus faux, les plus ridicule et les plus divers. »

    D’Alembert dans Hydrodynamique, convient que la vitesse du sang et son action sur les vaisseaux, se refusent à toute espèce de calcul. Senebier fait des observations analogues dans son Essai sur l’Art d’observer (tome I, page 81.)

    Ce que de savans professeurs, des philosophes judicieux disent, relativement aux sciences physiques, s’applique, à plus forte raison, à une science morale, et explique pourquoi l’on s’est égaré en économie politique toutes les fois qu’on a voulu s’en rapporter aux calculs mathématiques. C’est dans ce cas la plus dangereuse des abstractions.