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jets de mon affection. Depuis vingt ans je le bénis tous les jours, et je me croirais bien coupable envers lui si je ne sentais pas ma félicité.

JACQUES. — Quoi ! vous pouvez être heureux quand l’humanité s’agite dans le péril et la douleur ?

RALPH. — Pour la douleur, n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Et croyez-vous qu’il y ait des périls réels pour ce qui est dans la main de Dieu ?

JACQUES. — Vous avez raison. La tristesse et l’inquiétude qui sommeillent, sans jamais dormir, au fond de mon âme, sont le résultat de ma destinée particulière, plutôt que celui d’une pensée bien raisonnée ; et si je pouvais me décider à m’occuper assez de moi-même pour me bien connaître et me bien gouverner, je m’apercevrais peut-être que ma tristesse est coupable, et que je ne me décourage pour mes semblables que parce que je suis dégoûté de ma propre existence.

RALPH. — Je connais assez votre histoire pour vous comprendre. Veuf de toutes vos affections, et trop âgé pour vous en créer de nouvelles, vous êtes tel que je serais à votre place, moi qui suis aussi vieux que vous et qui aurais souffert autant que vous des malheurs qui vous ont éprouvé ! Je sais que vous avez donné à votre fuite l’apparence d’un suicide pour rompre avec une existence empoisonnée ; je sais que vous avez vécu avec les sauvages de l’Amérique, puis avec les diverses classes de la société chez diverses nations, et que vous êtes revenu enfin dans votre patrie, après la mort de tous ceux que vous ne pouviez, que vous ne vouliez jamais revoir sur la terre. C’est une existence terrible que la vôtre, j’en conviens, et tout opposée à la mienne ! Je n’ai rompu avec le monde civilisé que pour m’ensevelir dans une retraite charmante, avec une femme adorée. Mais vous n’avez pourtant pas le droit d’être malheureux. Dieu nous défend de l’être quand nous pouvons suffire à nos devoirs.

JACQUES. — Mon ami, je ne suis pas malheureux. Je suis triste, c’est bien différent ! Mais ma tristesse n’est ni som-