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blesses d’autrui, sans éprouver ni la souffrance de les partager, ni la douceur de les plaindre.

Au bout de deux ans, je connaissais et comprenais infiniment plus de choses que mon ami, mais je n’en savais à fond et rigoureusement aucune, tandis qu’il était ferré, c’est-à-dire absolu et convaincu, sur plusieurs points. Il n’avait pas plus que moi pour but une spécialité déterminée. Il admettait avec moi que rien ne pressait, et que la Providence nous ayant mis, comme on disait chez nous, du pain sur la planche (sa famille était fixée en Berry), nous pouvions bien donner à nos consciences la satisfaction de ne pas embrasser un état dans la société avant de nous sentir propres à le bien remplir. Nous nous permettions, lui de critiquer, moi de plaindre nos condisciples pressés par la nécessité, ou par une étroite ambition, de se faire médecins sans connaître la médecine, hommes de loi sans connaître les lois. Il les traitait de bourreaux du corps et de l’esprit ; je les considérais comme des victimes condamnées à faire d’autres victimes. Tous deux nous aspirions, avant d’agir, à embrasser une certitude religieuse, philosophique, morale et sociale. On voit que notre ambition n’était pas mince. Chez Roque, elle était audacieuse et obstinée. Chez moi, elle était déjà mêlée d’un doute profond. Je craignais de découvrir que l’homme n’est pas capable d’affirmer quelque chose, et je prenais mon parti d’accepter cette destinée pour les autres et pour moi-même. Roque ne voulait admettre rien de semblable ; il était résolu à devenir fou ou à se brûler la cervelle le jour où, après avoir péniblement gravi vers la lumière, il la trouverait enveloppée d’un nuage impénétrable. Ce jour-là, il devait ou maudire l’humanité, ou se maudire lui-même. Heureusement, ce jour ne devait jamais venir d’une manière définitive. Jamais l’homme intelligent ne se persuade qu’il a monté assez haut pour tout voir ; ou, si l’orgueil lui donne le vertige, il croit voir ce qu’il ne voit réellement pas.