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— Ah ! c’est donc certain, elle a eu une fille ? à quelle époque ?

— Le 20 août 1832. Une fille dont la peau n’est pas plus brune que la vôtre, monsieur le duc.

— Alors, monsieur, dit le duc avec une grande franchise, c’est ma fille ! Je ne peux pas, je ne veux pas le nier. Je lui ferai un sort, c’est mon devoir.

— Personne, repris-je, n’a le droit de refuser les dons d’un père pour sa fille ; mais je dois vous dire que la vôtre n’a besoin de rien quant à présent ; qu’elle a été recueillie avec bonté, avec tendresse ; qu’elle est nourrie et élevée avec soin et même avec luxe.

Je racontai toute la vérité au duc. Elle lui fit une grande impression, et il me serra la main avec beaucoup de vivacité ; il m’embrassa presque en apprenant que j’étais le parrain de sa fille. À son tour, il me raconta l’histoire de la bohémienne :

— Elle était belle, jeune et sage. On la recherchait dans les châteaux d’alentour. Il n’était pas une fête, une noce où on ne la mandât pour figurer les danses mystérieusement voluptueuses de sa tribu, et pour tirer l’horoscope des jeunes époux. Les dames la comblaient de présents et la paraient d’atours et de bijoux. On ne l’appelait que la belle Pilar. Tous les jeunes gens en étaient amoureux, tous les hommes lui faisaient la cour ; mais elle était méfiante et farouche avec les chrétiens d’Espagne, comme le sont beaucoup de gitanas, en dépit de la liberté de leur langage et de la lasciveté de leurs poses mimiques.

» Elle était mariée, selon les rites de sa tribu, à Antonio, dit Algol. Aucun lien civil n’existait entre eux. Ainsi, dit le duc, rassurez-vous sur les prétentions que cet homme pourrait vouloir élever. Ni dans le fait, ni selon les lois de votre pays et du mien, il ne peut revendiquer la paternité de ma fille.

» Pilar, continua-t-il, avait aimé ce gitano dès l’âge de douze