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consuelo.

« Le chapelain tenta d’éloigner la funeste pensée que cette prédiction faisait naître, en amenant Albert à s’expliquer sur le compte de l’abbé. C’était par là que la conversation avait commencé.

Albert fit à son tour un effort pour lui répondre.

« — Je vous parle de choses divines et éternelles, reprit-il après un peu d’hésitation, et vous me rappelez les courts instants qui s’envolent, les soucis puérils et éphémères dont le souvenir s’efface déjà en moi.

« — Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian ; il faut que nous te connaissions aujourd’hui.

« — Vous ne m’avez point connu, mon père, répondit Albert, et vous ne me connaîtrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez savoir pourquoi j’ai voyagé, pourquoi j’ai supporté ce gardien infidèle et insouciant que vous aviez attaché à mes pas comme un chien gourmand et paresseux au bras d’un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous dérober le spectacle d’un fils rebelle à vos leçons et sourd à vos remontrances. Je savais bien que je ne guérirais pas de ce que vous appeliez mon délire ; mais il fallait vous laisser le repos et l’espérance : j’ai consenti à m’éloigner. Vous aviez exigé de moi la promesse que je ne me séparerais point, sans votre consentement, de ce guide que vous m’aviez donné, et que je me laisserais conduire par lui à travers le monde. J’ai voulu tenir ma promesse ; j’ai voulu aussi qu’il pût entretenir votre espérance et votre sécurité, en vous rendant compte de ma douceur et de ma patience. J’ai été doux et patient. Je lui ai fermé mon cœur et mes oreilles ; il a eu l’esprit de ne pas songer seulement à se les faire ouvrir. Il m’a promené, habillé et nourri comme un enfant. J’ai renoncé à vivre comme je l’entendais ; je me suis habitué à voir le malheur, l’injus-