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et de succès, comme l’enfant qui vient au monde a besoin d’air pour vivre et pour grandir ; que la moindre rivalité absorbe une partie de la vie que l’artiste aspire, et qu’une rivalité redoutable, c’est le vide qui se fait autour de nous, c’est la mort qui pénètre dans notre âme ! Tu le vois bien par mon triste exemple : la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que tu voulais m’empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un mois ; et plus j’approchais du jour de son triomphe, plus ma voix s’éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce triomphe possible ! Que sera-ce donc maintenant que je l’ai vu certain, éclatant, inattaquable ? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais démoralisée, tremblante, frappée d’impuissance ? Et qui sait où ce souvenir ne m’atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite ? Ah ! moi, je suis perdue ; mais tu l’es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant d’avoir vécu ; et si j’étais aussi méchante que tu le dis, je m’en réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée ; au lieu que je te le dis avec désespoir : si tu reparais une seule fois auprès d’elle à Venise, tu n’as plus d’avenir à Venise ; si tu la suis dans ses voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses recettes, partageant son opulence, et t’abritant sous sa renommée, tu traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera ton titre auprès du public ? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau jeune homme qu’on aperçoit derrière elle ? Rien, répondra-t-on ; moins que rien : c’est le mari ou l’amant de la divine cantatrice. »

Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à l’orient du ciel.