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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

pavillon, et disparut sans qu’elle eût pu apercevoir ses traits.

Elle le suivit, et, à la lueur d’une petite lampe d’albâtre que Matteus allumait chaque soir au fond de l’escalier, elle espéra le retrouver ; mais, avant qu’elle eût monté quelques marches, il était devenu insaisissable. Elle parcourut en vain tous les recoins du pavillon ; elle n’aperçut aucune trace de lui, et, sans la lettre qu’elle tenait dans sa main tremblante, elle eût pu croire qu’elle avait rêvé.

Enfin elle se décida à rentrer dans son boudoir, pour lire cette lettre dont l’écriture lui parut cette fois plutôt contrefaite à dessein qu’altérée par la souffrance. Elle contenait à peu près ce qui suit :

« Je ne puis ni vous voir ni vous parler ; mais il ne m’est pas défendu de vous écrire. Me le permettrez-vous ? Oserez-vous répondre à l’inconnu ? Si j’avais ce bonheur, je pourrais trouver vos lettres et placer les miennes, durant votre sommeil, dans un livre que vous laisseriez le soir sur le banc du jardin au bord de l’eau. Je vous aime avec passion, avec idolâtrie, avec égarement. Je suis vaincu, ma force est brisée ; mon activité, mon zèle, mon enthousiasme pour l’œuvre à laquelle je me suis voué, tout, jusqu’au sentiment du devoir, est anéanti en moi, si vous ne m’aimez pas. Lié à des devoirs étranges et terribles par mes serments, par le don et l’abandon de ma volonté, je flotte entre la pensée de l’infamie et celle du suicide ; car je ne puis me persuader que vous m’aimiez réellement, et qu’à l’heure où nous sommes, la méfiance et la peur n’aient pas déjà effacé votre amour involontaire pour moi. Pourrait-il en être autrement ? Je ne suis pour vous qu’une ombre, le rêve d’une nuit, l’illusion d’un instant. Eh bien ! pour me faire aimer de vous, je me sens prêt, vingt fois le jour, à sacrifier mon honneur, à trahir ma parole, à souiller ma conscience d’un parjure. Si vous parveniez à fuir cette prison, je vous suivrais au bout du monde, dussé-je expier, par une vie de honte et de remords, l’ivresse de vous voir, ne fût-ce qu’un jour, et de vous entendre dire encore, ne fût-ce qu’une fois : « Je vous aime. » Et cependant, si vous refusez de vous associer à l’œuvre des Invisibles, si les serments qu’on va sans doute exiger de vous bientôt vous effraient et vous répugnent, il me sera défendu de vous revoir jamais !… Mais je n’obéirai pas, je ne pourrai pas obéir. Non ! j’ai assez souffert, j’ai assez travaillé, j’ai assez servi la cause de l’humanité ; si vous n’êtes pas la récompense de mon labeur, j’y renonce ; je me perds en retournant au monde, à ses lois et à ses habitudes. Ma raison est troublée, vous le voyez. Oh ! ayez, ayez pitié ! Ne me dites pas que vous ne m’aimez plus. Je ne pourrais supporter ce coup, je ne voudrais pas le croire, ou, si je le croyais, il faudrait mourir. »

Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes du feu d’artifice qui éclatait dans les airs sans qu’elle l’entendît. Tout entière à sa lecture, elle éprouvait cependant, sans en avoir conscience, la commotion électrique que causent, surtout aux organisations impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous les bruits violents. Celui-là influe particulièrement sur l’imagination, quand il n’agit pas physiquement sur un corps débile et maladif par des tressaillements douloureux. Il exalte, au contraire, l’esprit et les sens des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes des instincts intrépides, des idées de combat, et comme de vagues regrets de ne pas être hommes. Enfin, s’il y a un accent bien marqué qui fait trouver une sorte de jouissance quasi musicale dans la voix du torrent qui se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise, dans le roulement de la foudre ; cet accent de colère, de menace, de fierté, cette voix de la force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du canon, dans le sifflement des boulets, et dans les mille déchirements de l’air qui simulent le choc d’une bataille dans les feux d’artifice. Consuelo en éprouva peut-être l’effet, tout en lisant la première lettre d’amour proprement dite, le premier billet doux qu’elle eût jamais reçu. Elle se sentit courageuse, brave, et quasi téméraire. Une sorte d’enivrement lui fit trouver cette déclaration d’amour plus chaleureuse et plus persuasive que toutes les paroles d’Albert, de même qu’elle avait trouvé le baiser de l’inconnu plus suave et plus ardent que tous ceux d’Anzoleto. Elle se mit donc à écrire sans hésitation ; et, tandis que les boîtes fulminantes ébranlaient les échos du parc, que l’odeur du salpêtre étouffait le parfum des fleurs, et que les feux du Bengale illuminaient la façade du pavillon sans qu’elle daignât s’en apercevoir, Consuelo répondit :

« Oui, je vous aime, je l’ai dit, je vous l’ai avoué, et, dussé-je m’en repentir, dussé-je en rougir mille fois, je ne pourrai jamais effacer du livre bizarre et incompréhensible de ma destinée cette page que j’y ai écrite moi-même, et qui est entre vos mains ! C’était l’expression d’un élan condamnable, insensé peut-être, mais profondément vrai et ardemment senti. Fussiez-vous le dernier des hommes, je n’en aurais pas moins placé en vous mon idéal ! Dussiez-vous m’avilir par une conduite méprisante et cruelle, je n’en aurais pas moins éprouvé, au contact de votre cœur, une ivresse que je n’avais jamais goûtée, et qui m’a paru aussi sainte que les anges sont purs. Vous le voyez, je vous répète ce que vous m’écriviez en réponse aux confidences que j’avais adressées à Beppo. Nous ne faisons que nous répéter l’un à l’autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous tromperions-nous ? Nous ne nous connaissons pas ; nous ne nous connaîtrons peut-être jamais. Étrange fatalité ! nous nous aimons pourtant, et nous ne pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu’en prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m’abandonne à votre parole, à votre honneur ; je ne combats point le sentiment que vous m’inspirez. Ne me laissez pas m’abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu’une chose, c’est de ne pas feindre de m’aimer, c’est de ne jamais me revoir si vous ne m’aimez pas ; c’est de m’abandonner à mon sort, quel qu’il soit, sans craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide illusion de bonheur que vous m’aurez donnée. Il me semble que ce que je vous demande là est si facile ! Il est des instants où je suis effrayée, je vous le confesse, de l’aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée, comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre indice extérieur et visible) ; enfin, quand j’entends seulement le bruit de vos pas, toutes mes craintes s’évanouissent, et je ne puis pas me défendre de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous cacher ainsi ? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre silence ? Vous ai-je vu ailleurs ? Dois-je vous craindre et vous repousser le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits ? Si vous m’êtes absolument inconnu, comme vous me l’avez écrit, d’où vient que vous obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous m’écrivez pourtant aujourd’hui que vous êtes prêt à vous en affranchir pour me suivre au bout du monde ? Et si je l’exigeais, pour fuir avec vous, que vous n’eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque ? me parleriez-vous ? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je m’engage… à quoi ? que je me lie par des serments aux Invisibles ?… Mais pour quelle œuvre ? Quoi ! il faut que les yeux fermés, la conscience muette, et l’esprit dans les ténèbres, je donne et j’abandonne ma volonté, comme vous l’avez fait vous-même du moins avec connaissance de cause ? Et pour me décider à ces actes inouïs d’un dévouement aveugle, vous ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre ! Car, je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu’on appelle ici sociétés secrètes, et qu’on dit être nombreuses en Allemagne. À moins que ce ne soit tout simplement un complot politique contre… comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on me laisse