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JACQUES.

au cas où celui qu’elle aime l’abandonnerait un jour, tu es sa sœur, sa vraie sœur par l’affection et par le sang ; tu me remplacerais auprès d’elle, Sylvia, et ton amitié lui serait moins pesante et plus efficace que la mienne. Ma mort ne peut que lui faire du bien. Je sais que son cœur est trop délicat pour s’en réjouir ; mais, malgré elle, elle sentirait l’amélioration de son sort. Elle pourrait épouser Octave par la suite, et le scandale malheureux que leurs amours ont fait ici serait à jamais terminé.

Tu me dis précisément qu’elle s’afflige beaucoup de l’idée de ce scandale ; que ce souvenir, effacé longtemps par la douleur plus vive encore de la mort de sa fille, et par la crainte de perdre mon affection, s’est réveillé en elle depuis qu’elle est un peu résignée à l’une et un peu rassurée sur l’autre. Tu me dis qu’elle demande à toute heure s’il est possible que cette aventure ne m’arrive pas à Paris, et que, lorsqu’on a réussi à la tranquilliser sur ce point par des raisons qu’on n’oserait donner à un enfant, elle tremble à l’idée d’être couverte de ridicule, et de servir de sujet aux plaisanteries de café d’une province et aux récits de chambrée d’un régiment. C’est là l’ouvrage d’Octave, et elle le lui pardonne ! Elle l’aime donc bien !

Sur ce dernier point de souffrance et d’inquiétude, tu peux la rassurer par des raisonnements assez plausibles. Je suis bien aise qu’elle te parle de tout cela avec abandon ; cette confiance la soulage d’autant, et tu es à même plus que personne, d’adoucir sa tristesse par une amitié éclairée. Ces sortes de scandales sont bien moins importants pour une jeune femme qu’elle ne se l’imagine. Beaucoup seraient vaines de l’espèce de célébrité qui en résulte, et de l’attrait que leur attention et leurs bonnes grâces ont désormais pour les hommes. Une coquette partirait de là pour se faire une brillante carrière d’audace et de triomphes. Fernande n’est pas de ce caractère ; elle ne songe qu’à rougir et à se cacher. Qu’elle se retire au fond de cette vie tranquille et heureuse que j’ai tâché de lui faire et de lui laisser ; mais qu’elle ne perde pas son temps à pleurer sur un accident qui sera l’anecdote d’un jour, et qu’on oubliera le lendemain pour une autre. Il y a des événements ridicules et honteux dont on a peine à se laver, mais de tels événements ne peuvent se rencontrer dans la vie d’une femme comme Fernande. Que peut-on dire ? Qu’elle est belle, qu’elle a inspiré une passion ; qu’un homme s’est exposé, pour ne pas la compromettre, à se rompre le cou en fuyant sur les toits. Il n’y a rien de laid ni d’avilissant dans tout cela. Si Octave eût parlementé avec les mauvais plaisants qui l’assiégeaient, c’eût été bien différent. L’amour d’un lâche déshonore une femme, si noble qu’elle soit. Mais Octave s’est bien conduit. Tout le monde sait qu’il l’a escortée en voyage jusque chez elle, tant les grands mystères et les grandes combinaisons de ce fou réussissent ! Heureusement il a du cœur, et l’on peut découvrir tous ces puérils secrets sans trouver un sujet de mépris dans sa conduite. Le ridicule et l’odieux de tout cela retombent sur moi. On m’accuse d’avoir une maîtresse dans ma maison. On dit même, tant l’espionnage imbécile et les interprétations erronées font vite la tour du monde, que j’ai essayé de la faire passer pour ma sœur, mais que madame de Theursan est venue démasquer l’imposture. C’est quelque servante, c’est peut-être madame de Theursan elle-même qui répand ce bruit ! Voilà le parti que les cœurs vils tirent de la patience et de la générosité des autres. En un mot, je suis bafoué à Tours. M. Lorrain, un ancien officier de mon régiment à qui j’ai eu affaire il y a vingt ans, s’amuse à mes dépens le plus qu’il peut. Mais tout cela me regarde, et je m’en charge.

Tu ne prononces pas le nom d’Octave, je devine que tu crois me devoir ce ménagement ; mais ne crains rien. Il est bien vrai que je ne puis lire et tracer ce nom fatal sans un frémissement de haine de la tête aux pieds ; mais il faut bien que je m’y accoutume. Il faut que je sache tout ce qui se passe là-bas, s’il l’aime, s’il la rend heureuse. Adieu, Sylvia, qui, seule entre tous, ne m’as jamais fait de mal. Je n’ai pas besoin de te dire qu’il faut cacher à Fernande ma présence à Tours.

LXXXIII.

DE SYLVIA À JACQUES.

Mon Dieu ! que fais-tu donc à Tours ? cela m’épouvante. Songes-tu à te venger des calomnies qu’on répand sur nous ? Si je te connaissais moins, je me le persuaderais. Pourtant, j’ai beau me rappeler l’horreur que tu as pour le duel, je tremble encore que tu ne sois engagé dans quelque affaire de ce genre ; ce ne serait pas la première fois que tu te serais cru forcé de manquer à tes principes et de faire une chose antipathique à ton caractère. Je ne vois cependant pas qu’en cette occasion tu doives jouer ta vie contre celle d’un autre. En quoi cela réparera-t-il le tort fait à Fernande ? Un autre homme que toi répondrait qu’il a son affront personnel à venger ; mais es-tu capable de commettre ce que tu considères comme un crime pour satisfaire une vengeance personnelle ? Tu m’as raconté ton premier duel, c’était précisément avec ce Lorrain ; tu cédais bien alors à une considération de ce genre, mais la nécessité était urgente ; vous étiez tous les jours en présence l’un de l’autre sous les yeux d’une assemblée, et vous étiez tous deux militaires. Il importait peu que le canon ou l’épée emportât l’un de vous un jour plus tôt ou plus tard ; qu’était-ce que la vie pour vous dans ce temps-là ? Aujourd’hui que ta position est si différente, comment serait-il possible que tu fisses tout ce voyage pour te laver de calomnies qui ne t’atteignent pas, et te venger d’insultes qu’on n’ose t’adresser que de loin ? En vain tu t’efforces de me prouver que ta vie n’est utile désormais à personne, tu te trompes. Oh ! ne laisse pas le courage t’abandonner ainsi ! c’est un calcul de la paresse, qui veut se croiser les bras, que de se persuader que la tâche est finie. Pourquoi condamnes-tu ton fils avec ce désespoir ? le médecin ne t’a-t-il pas dit que la nature opérait des miracles au-dessus de toutes les prévisions de la science, et qu’avec des soins assidus et un régime sévère, ton enfant pouvait se fortifier ? Je maintiens ce régime scrupuleusement, et depuis quelques jours notre cher petit est réellement bien. Si je mourais moi-même, qui le soignerait ? Fernande ignore son mal, et d’ailleurs sa sollicitude est presque toujours inhabile. Qui m’impose donc la vie quand tu te démets si facilement de la tienne. Crois-tu qu’elle soit bien belle, celle que tu me laisses ?

Et Fernande, n’a-t elle plus besoin de toi ? que savons-nous d’Octave, quand il ne sait rien de lui-même, et se pique de ne résister à aucun des caprices qui lui viennent ? Il se dit sûr d’aimer toujours Fernande ; c’est peut-être vrai, c’est peut-être faux. Il s’est bien conduit depuis qu’il l’a compromise ; mais quel homme est-ce là pour te succéder et pour remplir un cœur où tu as régné ? Pourra t-elle l’aimer longtemps ? n’aura-t-elle pas besoin un jour qu’on la délivre de lui ?

Tu veux que je te dise exactement la vérité sur leur compte, et je sens que je dois le faire ; dans ce moment ils sont heureux, ils s’aiment avec emportement, ils sont aveugles, sourds et insensibles. Fernande a des moments de réveil et de désespoir, Octave a des instants d’effroi et d’incertitude ; mais ils ne peuvent résister au torrent qui les entraîne. Octave cherche à rassurer sa conscience en rabaissant ta vertu ; il n’oserait en douter, mais il tâche de l’expliquer par des motifs qui en diminuent le mérite ; pour se dispenser de t’admirer et pour se consoler d’être moins grand que toi, il tâche de saper le piédestal où tu as mérité de monter. Tu as deviné juste, il nie tes passions, afin de nier ton sacrifice. Fernande te défend avec plus de vigueur que tu ne penses, et sa vénération résiste à toutes les atteintes. Elle dit que tu l’aimes au point de rester aveugle éternellement ; elle dit qu’en cela tu es sublime : et alors elle pleure si amèrement que je suis forcée de la consoler et de la relever à ses propres yeux. Ma pauvre sœur ! il y a des instants où je lui en veux de t’avoir fait tant de mal. Quand je vois son visage serein et sa main dans celle d’Octave, je fuis, je me cache au fond des bois, ou je vais pleurer auprès du berceau de ton fils, pour exhaler mon indignation sans