Non, c’est le devoir. — Et pourtant tout à l’heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne ? Tu ne devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant ! lâche enfant ! tu demandais l’espoir, tu demandais l’avenir, tu demandais l’amour avec des larmes ! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c’est dans un monde inconnu que tu dois les chercher ! — Qui t’arrête ? est-ce le doute ? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir ? Là-haut l’incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux ? Va donc, Aldo ! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine ; qu’il te rende au néant, si ton âme n’est qu’un souffle sorti du néant !…
Adieu, grabat où j’ai si mal dormi ! adieu, table dure et froide où j’ai tracé des vers brûlants ! adieu, front livide de ma mère, où j’ai tant de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les dernières luttes de la vie prête à s’éteindre ! Adieu, espérances de gloire ; adieu, espérances d’amour, vous m’avez menti, je romps les mailles du filet où vous m’avez tenu si longtemps captif et ridicule ! je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis… Adieu.
(Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même moment.)
Quel est ce jeune homme si pâle et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s’y précipiter ?
C’est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.
Je veux savoir son nom.
C’est Aldo le rimeur.
Aldo le barde ? ses chants sont inspirés, sa voix est celle d’un poëte des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu’à celle de son visage. Je veux lui parler.
C’est un homme sans usage et sans courtoisie, qui répondra fort mal aux bontés de Votre Grâce.
N’importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier. (Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d’Aldo.)
Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison ?
Je suis la reine et je viens te voir.
Votre Grâce arrive une heure trop tard, la maison est déserte. Ma mère est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fût-ce pour la reine Mab elle-même.
Comme tu voudras. J’aime ton audace. Viens sur ma barque.
Madame, où me menez-vous ?
À la promenade.
Votre promenade sera-t-elle longue ?
Que sais-je ?
ACTE SECOND.
Scène PREMIÈRE
Nain, c’est assez, ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas entendre de mal de lui.
Comment Votre Grâce peut-elle me supposer une si coupable intention ! Le seigneur Aldo est un si grand poëte et un si noble cavalier !
Oui, c’est le plus beau génie et le plus grand cœur ! Je ne lui reproche qu’une chose, son invincible orgueil.
Sous une apparence d’humilité, je sais qu’il cache une épouvantable ambition…
Oh ! mon Dieu, non ! tu te trompes. Lui ? il n’a que l’ambition d’être aimé.
C’est une belle et touchante ambition !
Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante : un mot l’irrite, un regard l’effraie ; il est jaloux d’une ombre ; il n’y a pas de calme possible dans son amour.
Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel !
Tu ne sais ce que tu dis ; c’est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s’en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son cœur, il est malheureux.
Infortuné jeune homme ! Votre Grâce devrait avoir plus de compassion, lui épargner…
Mais de quoi se plaint-il, après tout ? Son cœur est injuste, son esprit est plein de travers, d’inconséquences, de souffrances sans sujet et sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade ? Je l’aime de toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis ; mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes côtés, je l’ai pris pour l’ange de la douleur.
Le spectacle d’un homme toujours mécontent doit être un grand supplice pour une âme généreuse comme celle de Votre Grâce.
Oui, cela non seulement m’afflige, mais encore me blesse et m’irrite. Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable ? C’est se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d’un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir.
Votre Grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre ? n’a-t-elle pas disgracié pour lui le duc de Suffolk, l’astre le plus brillant de la cour ?
Oh ! le grand sacrifice ! je ne l’aimais plus !
Il n’avait jamais d’ailleurs été bien aimable.
Il ne faut pas dire cela ; c’était un homme d’esprit et plein de nobles qualités.