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blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leurs cabinets ; il faut qu’un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » – Que vous en semble ? Montaigne dirait-il mieux ? Vraie pensée de Socrate touchée à la Rembrandt !

M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes vers le sublime ; car, selon lui, « les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, qui n’ont pas pu prendre l’essor, parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans. » Charmante et consolante explication ! Quelle délicatesse il met à ennoblir les délicats ! Il s’y pique d’honneur. Ainsi la qualité du cavalier est bien la même, ce n’est que le cheval qui a manqué.

L’année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de Chateaubriand arriva d’Angleterre ; il y avait d’avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fontanes ; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires ont déjà fixé en traits d’immortelle jeunesse cette petite et admirable société d’alors, soit au village de Savigny, soit dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M. Molé, cette brillante et courte union d’un moment à l’entrée du siècle, avant les systèmes produits, les renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare ; cette conversation d’élite, les soirs, autour de madame de Beaumont, de madame de Vintimille : « Hélas ! se disait-on quelquefois en sortant, ces femmes-là sont les dernières ; elles emporteront leur secret. »

M. Joubert n’eut d’autres fonctions, sous l’Empire, que dans l’instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l’Université par l’amitié de M. de Fontanes. Il continua de lire, de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix lieues qu’écrire dix lignes ; de promener et d’ajourner l’œuvre, étant de ceux qui sèment, et qui ne bâtissent ni ne fondent : « Quand je luis,