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peu d’esprit, à part son talent, et, comme il est dit dans d’illustres Mémoires où chaque trait porte, d’un caractère encore au-dessous de son esprit ? Cela serait triste à penser ; un tel désaccord entre le caractère et le talent, entre la vie pratique et les œuvres, concevable après tout dans des hommes de génie plus ou moins ironiques ou égoïstes, ne se peut admettre aisément chez celui dont le talent a pour inspiration et pour devise principale l’amour des hommes, la miséricorde envers les malheureux, toutes les vertus du cœur et de la famille. M. Hugo, dans sa belle pièce de la Cloche, a donné de ces désaccords une explication poétique qui s’étend à beaucoup de cas, mais qui ne satisfait point encore pour Bernardin de Saint-Pierre, dont le talent a d’autres effets que ceux d’un timbre éclatant et sonore. Le talent, je le sais, est bien à l’origine un talent gratuit, une sorte de prédestination non méritée, une grâce en un mot dans toute la rigueur du sens augustinien et janséniste, indépendamment de la volonté et des œuvres ordinaires de la vie. C’est, au sein de l’individu doué, un de ces mystères qui marquent combien la seule observation psychologique rencontre en d’autres termes les mêmes problèmes que la théologie. Particularisons le mystère. Bernardin de Saint-Pierre, retiré du monde après tant de re-

    losophes révolutionnaires pratiques, les athées en bonnet rouge, les Dorat-Cubières, Sylvain Maréchal, etc., et que le beau vieillard s’indignait au point de s’écrier, tout en rougissant, que s’il les tenait entre ses mains, il les étranglerait, tant son exécration contre eux était violente ! Mais il ne faudrait pas prendre au mot ces éclats de haine chez les âmes honnêtes. Le premier président de Lamoignon ne faisait sans doute que rire, quand, à force d’être pompéien, il applaudissait, dans son beau jardin de Bâville, Guy Patin s’écriant : « Si j’eusse été au sénat quand on y tua Jules César, je lui aurais donné le vingt-quatrième coup de poignard. » Mais M. de Malesherbes (ce qui était plus sérieux) disait à propos de ses anciennes liaisons rompues avec les philosophes : « Si je tenais en mon pouvoir M. de Condorcet, je ne me ferais aucun scrupule de l’assassiner. » Mauvaises manières de dire en ces nobles bouches, qui prouvent la part de l’infirmité humaine et du vieux levain toujours aisé à soulever ; pas autre chose.