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POÉSIES

Sans hâte, et du soleil, au bon côté des rues,
Essuyant pas à pas les tiédeurs reparues,
M’arrêtant aux rayons comme aux blés le glaneur :
Il est mieux de marcher lentement au bonheur.
Mais voici qu’en songeant, un détour téméraire,
Un caprice me pousse au seuil de mon libraire,
Et là Ballanche était, Ballanche, fils d’Hébal,
Fils d’Orphée, empêché dans un siècle inégal,
Et qui, d’un imprimeur en quête dès l’aurore,
Voit sa Thèbes pendante et ne pourra la clore.
— « Oh ! bonjour ; vous voilà. De quel côté, dit-il,
Allez-vous ? » — Et déjà je sentais le péril :
— « Je suis pressé, je cours. » — Mais vainement j’élude :
« Je vous suis, » m’a-t-il dit avec béatitude.
Il le faut : nous marchons ; à son pas enchaîné,
J’avais la demi-heure, et je me résignai.
Oh ! si tu n’as pas vu le personnage, Amie,
Si tu n’as pas dix fois ouï sa bonhomie,
Tu te figures mal le sort et les malheurs,
Et les tiraillements et les lutins railleurs
D’un amoureux, tandis que Ballanche s’explique :
Jamais je ne l’ai vu si palingénésique,
Si lent dans sa parole et dans sa fluxion,
Si traînant à franchir l’initiation.
Comme à l’Égyptien sous la funèbre voûte.
Chaque coin me semblait un degré qu’on redoute,
Une épreuve, un écueil, un dur cap à doubler.
Et ton poète aussi venait se rappeler,
Régnier, — et ton plaideur, Horace, — et me sourire,
Et du bout de leur trait attiser mon martyre !
Certes dans ce moment, plaideur, rimeur outré,
Humanitaire enfin, j’eusse tout préféré,
Tout, excepté Cousin qui jamais ne vous lâche !
« — Monsieur, disait Ballanche, or mon œuvre, ma tâche,