Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/202

Cette page a été validée par deux contributeurs.
192
POÉSIES

Nul pâtre aux environs, nul chant de moissonneur,
Qui harcèle de loin notre secret bonheur ;
Tout dort, tout de l’amour protège le mystère ;
L’arbre à peine murmure, et l’oiseau sait se taire.
Va, laisse-moi t’aimer ; oublions le soleil,
Et nos siècles d’attente et l’effroi du réveil,
Entre nos deux destins le noir torrent qui gronde,
Les amis, les jaloux, et le Ciel et le monde ;
Et quand tu parleras d’heure et de revenir,
Par tes cheveux longtemps je te veux retenir.

Et ces jours sont passés ! et moi, morne et fidèle,
Je revois seul ces lieux, ces beaux lieux si pleins d’Elle !
C’est le même coteau, c’est la même saison ;
Ces frênes, dont l’ombrage a troublé ma raison,
Unissent comme alors leurs branches enlacées ;
Chaque feuille qui tremble éveille mes pensées ;
Le gazon a gardé la trace de ses pas ;
Insensé ! je l’attends ; elle ne viendra pas.


ENVOI


Ainsi, mon cher Ulric, ma muse gémissante
Cherche en vos souvenirs des instants qu’elle chante,
Et, ranimant pour vous des temps qui ne sont plus,
Pleure, comme autrefois Virgile pour Gallus.
Puissent au moins ces chants que l’amitié soupire,
De votre cœur saignant alléger le martyre,
D’un passé qui s’éteint vous rendre les couleurs,
Et faire luire encore un rayon dans vos pleurs !