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DE JOSEPH DELORME

Comme à l’arbre ses fruits, — quand d’un accent bien doux :
« Que je suis lasse, ami ! dit-elle : asseyons-nous. »
Et nous voilà tous deux assis, un peu derrière,
Moi, son bouquet ravi parant ma boutonnière,
En main son éventail, jouissant de la voir
Passer, pour s’essuyer, à son front son mouchoir ;
Et la trouvant si belle, et la jambe si fine,
Petite, en corset noir, à la taille divine,
Aux yeux, aux cheveux bruns, et la croyant à moi,
Mon cœur bondissait d’aise et j’étais comme un roi.
Mais cette voix bientôt, qui sans cesse s’élève
Du milieu des plaisirs pour gâter notre rêve,
S’éleva dans mon cœur et me dit : « Jeune amant,
« Amant si plein d’espoir, pèse bien ce moment.
« Jouis bien, jouis bien de cet instant rapide ;
« Mire ton front si pur à ce flot si limpide,
« Car le flot va courir ; et, je te le promets,
« Ces cinq minutes-là ne reviendront jamais.
« Non, quand cette beauté, pour tes rivaux si fière,
« À toi se donnerait dès demain tout entière ;
« Quand mille autres bientôt, prises à ton amour,
« Voudraient dans tes cheveux se baigner tour à tour
« Et passer à ton cou leurs chaînes adorées ;
« Quand beaucoup, vers le soir, dans les bois rencontrées,
« Pâles s’en reviendraient au logis tout pleurant,
« Et mourraient, et prieraient pour ton âme en mourant ;
« Quand pour prix des soupirs de ta vie inquiète,
« Descendue en tes nuits, la Gloire, ô grand poëte,
« De son aile effleurant ton luth harmonieux,
« Emporterait ton nom et tes chants dans les cieux ;
« Non, dans tous ces plaisirs, dans ces folles merveilles,
« Tu ne reverras pas cinq minutes pareilles
« À celles de ce soir. — Oh ! retiens-les longtemps,
« Cœur gonflé d’avenir, amant de dix-sept ans. »