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le moment le plus parfait et le plus juste, celui dans lequel le talent se montre encore très-développé, et où il n’est pourtant plus aussi extraordinaire et aussi étrange.

Je dis ceci en songeant aux Natchez que je n’aborderai pas, car nous n’en sortirions jamais qu’il nous suffise d’en avoir pris une idée par ce qui en est à la fois le plus brillant et le plus fidèle échantillon, par Atala. Les Natchez ont été comme une vaste forêt vierge dans laquelle l’auteur avait tout jeté d’abord, tellement qu’il a pu y puiser pour toutes ses compositions suivantes sans presque paraître l’entamer.

On ne saurait se figurer en effet, si l’on n’a pris la peine (car c’en est une) de tout lire, quelle prodigieuse fertilité d’imagination il y a déployée, que d’inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes, les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poëme il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l’art de la comparaison homérique n’a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l’imitation directe, mais celui de la transposition. C’est un tour de force perpétuel que cette reprise d’Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n’était pour l’auteur qu’un jeu. Je reviens à l’esprit de l’épopée des Martyrs.

Le caractère propre à l’épopée de Chateaubriand et en général à tout son talent, c’est l’élévation, la tendance à l’élévation. Exprimant dans le Génie du Christianisme ses idées sur le beau en poésie, il a nettement marqué en quoi il le distingue et le sépare du naturel proprement dit, au risque même de sacrifier ce dernier. Selon lui, l’Iphigénie de Racine, étouffant sa passion et l’amour de la vie, intéresse bien plus que l’Iphigénie d’Euripide pleu-