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proposer aux ennemis de Louis XIV, de la part de ce monarque même, de se soumettre aux conditions les plus humiliantes pour faire cesser la guerre. Malheureusement, tout l’esprit et toute l’éloquence du futur cardinal y échouèrent. Enfin, deux ans après, il fut nommé plénipotentiaire au fameux congrès d’Utrecht, et il faut remarquer qu’il étoit dès lors nommé à Rome cardinal in petto ; mais quoique tout le monde sût en Hollande qui il étoit, il ne portoit ni titre ni habits ecclésiastiques ; il étoit vêtu en séculier, et on l’appeloit M. le comte de Polignac. Ce fut dans cet état, et sous cet incognito, qu’il suivit toutes les négociations d’Utrecht jusqu’au moment de la signature du traité ; mais alors il déclara qu’il ne lui étoit pas possible de signer l’exclusion du trône d’un monarque à qui il devoit le chapeau de cardinal. Il se retira, et vint jouir à la cour de France des honneurs du cardinalat.

« Lorsque, après la mort de Louis XIV, il fut exilé dans son abbaye d’Anchin, en Flandre [1], ces bons moines flamands tremblèrent en le voyant arriver dans leur monastère ; mais ils pleurèrent et furent au désespoir quand il les quitta, après la mort du cardinal Dubois et du régent. Ils n’étoient point capables de juger de son mérite en qualité de bel esprit, ni de rien entendre à son érudition ; mais ils l’avoient trouvé doux, aimable ; et, loin de les piller, il avoit embelli leur église et rétabli leur maison.

« Il fut obligé de retourner à Rome à la mort de Clément XI, et il assista aux conclaves où furent élus Innocent XIII, Benoît XIII et Clément XII. Pendant les deux premiers pontificats, il a été chargé des affaires de France à Rome. Cette ville a toujours été le plus beau théâtre de sa gloire ; l’on eût dit que l’ancienne grandeur romaine rentroit avec lui dans sa capitale. De son côté, quand il en est revenu, il a paru chargé des dépouilles de Rome, assujettie par son esprit et par son éloquence ; et l’on peut dire au pied de la lettre, qu’à son dernier voyage, il a transporté une partie de l’ancienne Rome jusque dans Paris, en plaçant dans son hôtel une collection de statues antiques et de monuments tirés des ruines du palais des premiers empereurs.

« Encore une fois, je ne peux voir le cardinal de Polignac sans me rappeler tout ce qu’il a fait et appris depuis plus de soixante ans ; je reste pour ainsi dire en extase vis-à-vis de lui, et en admiration de tout ce qu’il dit. On trouve que son ton est vieilli aussi bien que sa figure. Il est vrai que son ton est passé de mode ; mais ne seroit-ce pas à cause que nous avons perdu l’habitude d’entendre parler de

  1. Le marquis d’Argenson était intendant du Hainaut à l’époque de l’exil du cardinal de Polignac ; il est probable que c’est de ce temps que date sa liaison avec lui.