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mari est inconsolable ; il revient de Paris, après s’être accommodé avec le Bordage. C’était la plus grande affaire du monde, il a donné tous ses ressentiments à M. de Turenne : vous ne vous en souciez guère ; mais cela se trouve au bout de ma plume. Il y avait dimanche un bal qui fut joli : nous y vîmes une basse Brette qu’on nous avait assuré qui levait la paille : ma foi, elle était ridicule, et faisait des haut-le-corps qui nous faisaient éclater de rire ; mais il y avait d’autres danseuses et des danseurs qui nous ravissaient. Si vous me demandez comment je me trouve des Rochers après tout ce bruit, je vous dirai que j’y suis transportée de joie ; j’y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu’on me fasse pour me faire retourner, j’ai un besoin de repos qui ne se peut dire, j’ai besoin de dormir, j’ai besoin de manger, car je meurs de faim à ces festins ; j’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire ; tout le monde m’attaquait, et mon poumon était usé. Enfin, ma chère enfant, j’ai retrouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons ; tout cela m’est uniquement bon, en l’état où je suis : quand je commencerai à m’ennuyer, je m’en retournerai. Il y a des gens qui ont de l’esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a qui sont dignes de me parler de vous.

J’ai été blessée, comme vous, de l’enflure de cœur[1] : ce mot d’enflure me déplaît ; et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que c’était de la même étoffe que Pascal ? Mais cette étoffe est si belle qu’elle me plaît toujours : jamais le cœur humain n’a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là. Si vous continuez à nous en mander votre avis, la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n’en ai lu encore que vingt feuillets. Je suis au désespoir de mes paquets perdus : ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis mille fois, que je regarde, que j’approuve, n’est-ce pas un grand déplaisir pour moi de savoir que vous m’en écriviez deux toutes les semaines, et de n’en avoir reçu qu’une plus de quatre semaines de suite ? Si c’était pour vous soulager, je l’approuverais, et même je vous le conseillerais ; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous aviez la mémoire de vos dates, vous verriez bien les lettres qui vous manquent : vous l’aviez pour ce fripon de Grignan ; faut-il que je l’embrasse après cette préférence ? Parlez-moi de madame de Rochebonne[2], et

  1. Expression de M. Nicole dans ses Essais de morale.
  2. Thérèse Adhémar de Monteil, femme de Charles-François de Chateauneuf, comte de Rochebonne, et sœur de M. de Grignan