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magne, et ne savent ce qu’ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan.

Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvois retourner en arrière, je ne demanderois pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme ; et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d’un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? la crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis ? suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude ; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène, que par les épines qui s’y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m’avoit demandé mon avis, j’aurois bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m’auroit ôté bien des ennuis, et m’auroit donné le ciel bien sûrement et bien aisément ; mais parlons d’autre chose.

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. C’est ce chien de Barbin[1] qui me

  1. Lettre 267. — 1. Fameux libraire de ce temps-là. (Note de