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On fut persuadé que tout cela s’étoit fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d’aller à Vitré. J’y vins donc lundi au soir. Mme de Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de Tartuffe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet me pensèrent faire pleurer. Cela me fait souvenir de vous si vivement que je n’y puis résister : il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très-souvent, et je ne cherche pas longtemps mes réponses, car j’y pense à l’instant même, et je crois toujours que c’est qu’on voit mes pensées au travers de mon corps-de-jupe.

Hier je reçus toute la Bretagne à ma Tour de Sévigné[1]. Je fus encore à la comédie : ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes ; c’est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrois que vous eussiez vu l’air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau : quelle légèreté ! quelle justesse ! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole. Il a soixante mille livres de rente, et sort de l’académie. Il ressemble à tout ce qu’il y a de plus joli, et voudroit bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit pas bue ici ; cette obligation n’est pas grande, mais telle qu’elle est, vous l’avez tous les jours à toute la Bretagne. On commence par moi, et puis Mme de Grignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu’on me fait sont ridicules, et les femmes de ce pays sont si sottes, qu’elles laissent croire qu’il n’y a que

  1. 6. Maison de ville de Mme de Sévigné, située sur le rempart de Vitré : c’était un fief relevant du duc de la Trémouille, baron de Vitré. Une tour des fortifications en dépendait, mais elle a été rasée et il n’en subsiste plus que les premières assises (voyez la lettre du 26 août suivant). Une grande habitation remplaça cette maison vers 1720 ; c’est aujourd’hui l'Hôtel de Sévigné, très-fréquenté des touristes.