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dra-t-il ce temps, bergère ? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j’en souhaiterois un pareil au prix de mon sang. Ce n’est pas que j’aie sur le cœur de n’avoir pas senti le plaisir d’être avec vous : je vous jure et je vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que donne quelquefois l’habitude. Mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse ; et s’il y a eu quelques moments où elle n’ait pas paru, c’est alors que je la sentois plus vivement. Ce n’est donc point cela que je me puis reprocher ; mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue, et d’avoir eu de cruelles politiques qui m’ont ôté quelquefois ce plaisir. Ce seroit une belle chose si je remplissois mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Hélas ! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées, et ne pas faire semblant de les voir ; je crois que vous en faites de même. Je m’arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d’avoir un soin extrême de votre santé. Amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port ; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt ce qu’il ne fera point.

Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite ? Laisserez-vous Germanicus au milieu de ses conquêtes ? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l’endroit où vous serez demeurée, et je l’achèverai : c’est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu’on ne voit point quand on n’a qu’une demi-science. Nous avons commencé la Morale[1], c’est de la même étoffe que Pascal. À

  1. Lettre 183. — 1. Les Essais de morale de M. Nicole. (Note de 1726.)