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Hélas ! vous en fais-je ? Un pouvoir au-dessus du sien m’empêche de vous en faire comme je voudrois ; mais ni lui ni personne ne m’ôtera jamais de l’esprit l’envie de vous donner. C’est un plaisir qui m’est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnois souvent cette joie. Cette manière de me remercier m’a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables : on jureroit qu’elles ne vous sont point dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu’il’vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie ; c’est lui, ce me semble, qui vous entend. Conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que si vous ne m’aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité, vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu’il n’y a point d’ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant disputées, me paroît la philosophie de Descartes[1], et l’autre est celle d’Aristote. Vous savez l’autorité que je donne à cette dernière ; j’en suis de même pour l’opinion de l’ingratitude. Ceux qui disputent qu’il n’y en a pas voudroient être juges et parties. Vous seriez donc une petite ingrate, ma bonne ; mais par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée, et cela

  1. 5. Cela ne s’accorde guère, ce semble, avec ce que Descartes lui-même dit de la reconnaissance et de l’ingratitude, dans la IIIe partie des Passions de l’âme, art. 193 et 194. Dans le même ouvrage (art. 204), il définit ainsi le mot gloire, que Mme de Sévigné a employé dans la phrase précédente : « La gloire est une espèce de joie fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même, et qui vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres. » — Voyez le commencement de la lettre du 23 mars 1672. Voyez aussi dans la IIe partie du traité de Nicole des Moyens de conserver la paix avec les hommes, le chapitre vii, qui a pour titre : « Combien le dépit qu’on ressent contre ceux qui manquent de reconnoissance envers nous est injuste. »