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mure brillante du Doge : le cœur de Venise ne battait plus alors pour son culte, il battait pour ses guerres.

Le Tintoret, incomparablement plus profond que le Titien, jeta la solennité de son esprit sur les sujets sérieux qu’il aborda ; il s’oublia parfois jusqu’à paraître pieux, mais il pratiqua le même principe que le Titien : subordination absolue du sujet religieux à la décoration ou au portrait.

Les œuvres de Veronese et des peintres qui lui succédèrent prouvent à satiété que le XVe siècle avait emporté hors du cœur de Venise la foi qui l’animait jadis.


Tel est le témoignage de la peinture. Avant de recueillir celui de l’architecture, je vais donner une idée des sentiments qu’éprouvaient à Venise les plus grands esprits.

Philippe de Commines décrit en ces termes son entrée à Venise, en 1495 :

« Chascun me feit seoir au meillieu de ces deux ambassadeurs qui est l’honneur d’Italie que d’estre au meillieu et me menèrent au long de la grande rue, qu’ils appellent le Canal grant, et est bien large. Les allées y passent à travers, et y ai veu navires de quatre cents tonneaux au plus près des maisons : et c’est la plus belle rue que je croy qui soit en tout le monde et la mieulx maisonnée, et va le long de la ville. Les maisons sont fort grandes et haultes, et de bonnes pierres et les anciennes toutes painctes ; les aultres faictes depuis cent ans ; toutes ont le devant de marbre blanc, qui leur vient d’Istrie, à cent mils de là, et encores maincte grande pièce de porphire et de sarpentine sur le devant... C’est la plus triumphante cité que j’aye jamais veue et qui plus faict d’honneurs à ambassadeurs et estrangiers, et qui plus saigement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus sollempuel-